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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

-t-il, en me montrant son bâton qui avait un hoyau à l’un des bouts, et une serpette à l’autre ; c’est avec ces outils que je sème mon blé, comme ma salade, grain à grain ; mais ma récolte est plus abondante que celle que je sème dans des livres pour le bien de l’humanité. » Sa singulière et grotesque figure fit sur moi une impression à laquelle je n’étais pas préparé. Sous un bonnet de velours noir qui lui descendait jusque sur les yeux, on voyait une grosse perruque, qui couvrait les trois quarts de son visage ; ce qui rendait son nez et son menton encore plus saillants qu’ils ne sont dans ses portraits]. Il avait le corps enveloppé d’une pelisse, de la tête aux pieds ; son regard et son sourire étaient pleins d’expression. Je lui témoignai le plaisir que j’avais de le trouver dans un si bon état de santé, qui lui permettait de braver ainsi la rigueur de l’hiver. « Oh ! vous autres, Italiens, me répondit-il, vous vous imaginez que nous devons nous blottir dans des trous comme les marmottes qui habitent au sommet de ces montagnes de glace et de neige ; mais vos Alpes ne sont pour nous qu’un spectacle et une belle perspective. Ici, sur les bords de mon lac Léman, défendu contre les vents du nord, je n’envie point vos lacs de Côme et de Guarda. Dans ce lieu solitaire, je représente Catulle dans sa petite île de Sermione ; il y faisait de belles élégies, et je fais ici de bonnes géologiques (ed io fo della buona georgica). » Je lui présentai alors la lettre que le roi de Pologne m’avait remise pour lui. Au premier regard, je vis bien qu’il devinait l’objet de ma visite, et que quelque épigramme allait tomber sur ma royale commission. « Oh ! mon cher, s’écria-t-il en prenant la lettre de mes mains, restez avec nous ; on respire ici l’air de la liberté, l’air de l’immortalité. Je viens d’employer une assez grosse somme d’argent pour acheter un petit domaine près d’ici ; je ne songe plus qu’à y terminer ma vie, loin des fripons et des tyrans. Mais entrons dans la maison. »

Ce peu de mots du rusé vieillard me firent comprendre qu’il n’y avait plus de négociation à entamer, et me dépouillèrent tout d’un coup des honneurs de l’ambassade.

Voltaire ne pouvait jamais parler de l’Italie, qu’il élevait d’ailleurs jusqu’aux cieux, sans lâcher quelques traits sur l’esclavage italien, sur l’Inquisition, etc.

La conversation roulait souvent sur le roi de Prusse. On vint lui apprendre qu’après une bataille perdue[1] il avait battu le duc de Deux-Ponts, fait lever le siége de Neiss et de Leipsick, et chassé les Autrichiens en Bohême. « Est-il possible, s’écria Voltaire ? Cet homme m’étonne toujours ; je suis fâché de m’être brouillé avec lui. » Il admirait dans ce prince la célérité de César ; mais son admiration se terminait toujours par quelque épigramme contre César. Il avait un singe qu’il avait appelé Luc, et il se plaisait souvent à donner ce nom au roi de Prusse. Je lui en témoignai un jour ma surprise : « Ne voyez-vous pas, me répondit-il, que mon singe mord tout le monde ; » et il se mit à rire.

  1. Celle de Hochkirch, en Silésie, gagnée le 14 octobre 1758 par le maréchal Daun.