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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

Je lui avais communiqué en 1760, d’après ses propres instances, mes remarques sur quelques erreurs qui lui étaient échappées dans son Histoire universelle, relativement à l’Italie et à la littérature italienne. Il m’en remercia dans une lettre, où en même temps il tonnait à sa manière contre l’Inquisition, la servitude des Italiens, l’hypocrisie du ministère genevois en vantant la liberté anglaise. Il terminait par ce passage : « Avez-vous entendu parler des poésies du roi de Prusse ? C’est celui-là qui n’est point hypocrite : il parle des chrétiens comme Julien en parlait. Il y a apparence que l’Église latine et l’Église grecque, réunies sous M. de Soltikow et M. Daun[1], l’excommunieront incessamment à coups de canon ; mais il se défendra comme un diable. Nous sommes bien sûrs, vous et moi, qu’il sera damné ; mais nous ne sommes pas aussi sûrs qu’il sera battu. »

Je faisais souvent des réflexions sur la fécondité de son esprit contrastant avec la maigreur de son corps. Il est vrai qu’il se répète souvent, mais cela tient à sa facilité même : quel auteur a jamais écrit plus de choses originales, souvent profondément pensées, toujours ingénieusement exprimées ?

J’ai cru quelque temps que sa manière de prononcer lente et coupée[2] tenait à ce qu’il cherchait en parlant à gagner du temps pour préparer quelques traits ; mais cette manière de parler lui était devenue habituelle, et l’on croyait lire un de ses ouvrages quand on l’entendait parler.

Il mêlait souvent dans ses conversations des phrases italiennes et des citations du Tasse et de l’Arioste, mais avec sa prononciation française, dont il n’avait jamais su se défaire. Je lui témoignai un jour mon étonnement de ce que, dans son Essai sur la Poésie épique, il avait si maltraité l’Arioste, dont le genre d’esprit paraissait cependant si analogue à son goût. Nous entrâmes en discussion sur ce sujet, et il ne fut pas difficile de lui prouver que l’auteur de l’Orlando était un grand poëte ; qu’il méritait d’être regardé autrement que comme un auteur goguenard et fantastique, et que ses défauts étaient les défauts de son siècle et non de son génie. Voltaire me promit de relire l’Arioste, et, en effet, j’ai vu que, dans une nouvelle édition de son Essai, il en parlait avec plus de justice et de convenance.

Il lut quelques-unes de mes poésies, sur lesquelles il me dit les choses les plus flatteuses, particulièrement sur les éloges que je fais du roi de Prusse, de Galilée, de Newton. Il continua à déclamer contre la superstition, l’Inquisition de la cour de Rome, le monachisme, etc. Il me cita à

  1. Le feld-maréchal Soltikow, qui avait succédé à Fermon dans le commandement de l’armée russe après la défaite de Zorndorf (25 août 1758), cherchait à opérer sa jonction avec les Autrichiens, jonction qui amena la célèbre victoire de Kunersdorf (12 août 1759).
  2. Elle tenait tout simplement à ce qu’ayant perdu toutes ses dents, il s’était attaché à prononcer distinctement et correctement. Il mettait un grand prix à une belle prononciation qui faisait sentir l’harmonie des vers, et même de la prose. (Note de Suard.)