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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

Le lendemain, nous eûmes la discrétion de lui laisser au moins une partie de sa matinée, et nous lui fîmes dire que nous attendrions qu’il sonnât. Il fut visible sur les onze heures. Il était dans son lit encore. « Jeune homme, me dit-il, j’espère que vous n’aurez pas renoncé à la poésie ; voyons de vos nouvelles œuvres ; je vous dis tout ce que je sais ; il faut que chacun ait son tour. »

Plus intimidé devant lui que je ne l’avais jamais été, soit que j’eusse perdu la naïve confiance du premier âge, soit que je sentisse mieux que jamais combien il était difficile de faire de bons vers, je me résolus avec peine à lui réciter mon Épître aux Poëtes : il en fut très-content ; il me demanda si elle était connue à Paris. Je répondis que non. « Il faut donc, me dit-il, la mettre au concours de l’Académie ; elle y fera du bruit. » Je lui représentai que je m’y donnais des licences d’opinion qui effaroucheraient bien du monde. « J’ai connu, me dit-il, une honorable dame qui confessait qu’un jour, après avoir crié à l’insolence, il lui était échappé enfin de dire : Charmant insolent ! L’Académie fera de même. »

Avant dîner, il me mena faire à Genève quelques visites ; et, en me parlant de sa façon de vivre avec les Genevois : « Il est fort doux, me dit-il, d’habiter dans un pays dont les souverains vous envoient demander votre carrosse pour venir dîner avec vous. »

Sa maison leur était ouverte ; ils y passaient les jours entiers ; et comme les portes de la ville se fermaient à l’entrée de la nuit pour ne s’ouvrir qu’au point du jour, ceux qui soupaient chez lui étaient obligés d’y coucher, ou dans les maisons de campagne dont les bords du lac sont couverts.

Chemin faisant, je lui demandai comment, presque sans territoire et sans aucune facilité de commerce avec l’étranger, Genève s’était enrichie. « À fabriquer des mouvements de montre, me dit-il, à lire vos gazettes et à profiter de vos sottises. Ces gens-ci savent calculer les bénéfices de vos emprunts. »

À propos de Genève, il me demanda ce que je pensais de Rousseau. Je répondis que, dans ses écrits, il ne me semblait être qu’un éloquent sophiste, et, dans son caractère, qu’un faux cynique qui crèverait d’orgueil et de dépit dans son tonneau, si on cessait de le regarder. Quant à l’envie qui lui avait pris de revêtir ce personnage, j’en savais l’anecdote, et je la lui contai.

Dans l’une des lettres de Rousseau à M. de Malesherbes, l’on a vu dans quel accès d’inspiration et d’enthousiasme il avait conçu le projet de se déclarer contre les sciences et les arts. « J’allais, dit-il dans le récit qu’il fait de ce miracle, j’allais voir Diderot, alors prisonnier à Vincennes ; j’avais dans ma poche un Mercure de France que je me mis à feuilleter le long du chemin. Je tombe sur la question de l’Académie de Dijon, qui a donné lieu à mon premier écrit. Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c’est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture. Tout à coup je me sens l’esprit ébloui de mille lumières ; des foules d’idées vives s’y présentent à la fois avec une force et une confusion qui me jetèrent dans un désordre inexprimable. Je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l’ivresse. Une violente palpitation m’oppresse, soulève ma poitrine.