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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

Ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un arbre de l’avenue, et j’y passe une demi-heure dans une telle agitation qu’en me relevant j’aperçus tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes, sans avoir senti que j’en répandais. »

Voilà une extase éloquemment décrite. Voici le fait dans sa simplicité, tel que me l’avait raconté Diderot, et tel que je le racontai à Voltaire.

« J’étais (c’est Diderot qui parle), j’étais prisonnier à Vincennes ; Rousseau venait m’y voir. Il avait fait de moi son Aristarque, comme il a dit lui-même. Un jour, nous promenant ensemble, il me dit que l’Académie de Dijon venait de proposer une question intéressante, et qu’il avait envie de la traiter. Cette question était : Le rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer les mœurs ? « Quel parti prendrez-vous ? » lui demandai-je. Il me répondit : « Le parti de l’affirmative. — C’est le pont aux ânes, lui dis-je ; tous les talents médiocres prendront ce chemin-là, et vous n’y trouverez que des idées communes ; au lieu que le parti contraire présente à la philosophie et à l’éloquence un champ nouveau, riche et fécond. — Vous avez raison, me dit-il, après y avoir réfléchi un moment, et je suivrai votre conseil. » Ainsi, dès ce moment, ajoutai-je, son rôle et son masque furent décidés.

« Vous ne m’étonnez pas, me dit Voltaire ; cet homme-là est factice de la tête aux pieds, il l’est de l’esprit et de l’âme. Mais il a beau jouer tantôt le stoïcien, tantôt le cynique, il se démentira sans cesse, et son masque l’étouffera. »

Parmi les Genevois que je voyais chez lui, les seuls que je goûtai et dont je fus goûté furent le chevalier Huber et Cramer le libraire. Ils étaient tous les deux d’un commerce facile, d’une humeur joviale, avec de l’esprit sans apprêt, chose rare dans leur cité. Cramer jouait, me disait-on, passablement la tragédie : il était l’Orosmane de Mme  Denis, et ce talent lui valait l’amitié et la pratique de Voltaire, c’est-à-dire des millions. Huber avait un talent moins utile, mais amusant et très-curieux dans sa futilité. L’on eût dit qu’il avait des yeux au bout des doigts. Les mains derrière le dos, il découpait en profil un portrait aussi ressemblant et plus ressemblant même qu’il ne l’aurait fait au crayon. Il avait la figure de Voltaire si vivement empreinte dans l’imagination qu’absent comme présent ses ciseaux le représentaient rêvant, écrivant, agissant, et dans toutes ses attitudes. J’ai vu de lui des paysages en découpures sur des feuilles de papier blanc, où la perspective était observée avec un art prodigieux. Ces deux aimables Genevois furent assidus aux Délices le peu de temps que j’y passai.

M. de Voltaire voulut nous faire voir son château de Tournay, où était son théâtre, à un quart de lieue de Genève. Ce fut, l’après-dînée, le but de notre promenade en carrosse. Tournay était une petite gentilhommière assez négligée, mais dont la vue est admirable. Dans le vallon, le lac de Genève bordé de maisons de plaisance, et terminé par deux grandes villes ; au delà et dans le lointain, une chaîne de montagnes de trente lieues d’étendue, et ce mont Blanc chargé de neiges et de glaces qui ne fondent jamais : telle est la vue de Tournay. Là, je vis ce petit théâtre qui tourmentait Rousseau.