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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

consolai, sachant que j’y verrais Voltaire… La querelle entre les représentants et les natifs étant alors dans toute sa force, messieurs les ambassadeurs de France, de Zurich et de Berne, arrivèrent en qualité de médiateurs. La république fit bâtir une salle de spectacle pour amuser Leurs Excellences et le peuple révolté. J’entendis des opéras-comiques français pour la première fois. Tom Jones, le Maréchal, Rose et Colas, me firent grand plaisir lorsque j’eus pris l’habitude d’entendre chanter le français, ce qui m’avait d’abord paru désagréable… J’eus bientôt envie d’essayer mes talents sur la langue française… Je demandai partout un poëme ; mais, quoiqu’il y eût beaucoup de gens d’esprit à Genève, on était trop occupé des affaires publiques pour donner audience aux Muses. Je pris le parti d’écrire à Voltaire… Voltaire me fit dire, par la personne qui s’était chargée de ma lettre, qu’il ne me répondrait pas par écrit, parce qu’il était malade et qu’il voulait me voir chez lui le plus tôt qu’il me serait possible.

Je lui fus présenté le dimanche suivant par Mme  Cramer, son amie. Que je fus flatté de l’accueil gracieux qu’il me fit ! Je voulus m’excuser sur la liberté que j’avais prise de lui écrire. « Comment donc, monsieur, me dit-il, en me serrant la main (et c’était mon cou qu’il serrait), j’ai été enchanté de votre lettre : l’on m’avait parlé de vous plusieurs fois, je désirais vous voir. Vous êtes musicien et vous avez de l’esprit ! Cela est trop rare, monsieur, pour que je ne prenne pas à vous le plus vif intérêt. » Je souris à l’épigramme, et je remerciai Voltaire. « Mais, me dit-il, je suis vieux, et je ne connais guère l’opéra-comique, qui, aujourd’hui, est à la mode à Paris et pour lequel on abandonne Zaïre et Mahomet. Pourquoi, dit-il en s’adressant à Mme  Cramer, ne lui feriez-vous pas un joli opéra, en attendant que l’envie m’en prenne ? Car je ne vous refuse pas, monsieur. — Il a commencé quelque chose chez moi, lui dit cette dame, mais je crains que cela ne soit mauvais. — Qu’est-ce que c’est ? — Le Savetier philosophe. — Ah ! c’est comme si l’on disait : Fréron le philosophe. Eh bien ! monsieur, comment trouvez-vous notre langue ? — Je vous avoue, monsieur, lui dis-je, que je suis embarrassé dès le premier morceau : dans ce vers,

Un philosophe est heureux,


que je voudrais rendre dans ce sens, — et je lui chantai

          Un philosophe !
          Un philosophe !
Un philosophe est heureux…


l’e muet, sans élision de la voyelle suivante, me paraît insupportable. — Et vous avez raison, me dit-il ; retranchez tous ces e, tous ces phe, et chantez hardiment : un philosof. »

Le grand poëte avait raison dans un sens, mais il se serait expliqué différemment s’il eût été musicien. L’e muet de philosophe est un des plus durs de la langue ; mais il faut une note pour l’e muet sans élision, dans