Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/434

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
360
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

alors qu’il en est peu qu’on puisse consulter sûrement. Il n’y eut qu’une voix sur le rôle d’Eudoxie. La pièce était manquée, disait-on, si l’impératrice n’aimait pas Maxime, sur qui elle avait à punir l’assassin de son époux. Le combat de son devoir et de son amour devait former tout l’intérêt de la pièce. J’étais entièrement de cet avis ; mais Voltaire n’en était pas. Les dieux étaient pour un parti et Caton seul pour l’autre.

Je retournai à Ferney en 1767, décidé à suivre mon impulsion naturelle plutôt que les conseils du maître. Il répugnait au parti que j’allais prendre : cependant il me dit de me livrer au vent qui me poussait. J’achevai d’arrêter mon plan, en lui communiquant sans cesse mes doutes et mes embarras. Dès que mon premier acte fut écrit en vers, il voulut que je le lui montrasse, quoique ce ne fût encore que le premier jet. On ne se figure pas le ravissement où il était lorsqu’il transmettait à autrui son ardeur dévorante pour l’étude. Je lui ai entendu dire cent fois à ce sujet : « J’aime à débaucher la jeunesse. » Lorsqu’on devait lui communiquer quelque chose de nouveau : « Bravo ! s’écriait-il, bravo, notre petit Ferney ! » Si nous nous rencontrions dans son parc rêvassant l’un et l’autre, il me disait : « Allons, promenez-vous avec la folle de la maison. » C’est l’imagination qu’il appelait ainsi. Après m’avoir donné quelque avis relatif à ma pièce, son dernier mot était ordinairement : Cuisez, cuisez cela. La tête la plus froide serait devenue auprès de lui pensante et active.

Je lui portai le matin mon premier acte en vers. Une heure après, il me le rapporta dans ma chambre. Il m’embrassa avec transport : « Cela est admirable, me dit-il ; cela est fait avec un art infini : tout est prévu, préparé ; c’est un des plus beaux vestibules tragiques que j’aie vus. » À dîner il me répéta ces mêmes paroles, et durant plusieurs jours il ne m’appela plus que monsieur du Vestibule. Sur la copie de cet acte, il n’avait écrit que deux ou trois observations très-légères. Tous ces manuscrits sont entre mes mains. Le grand nom de Voltaire les rendra quelque jour intéressants et instructifs pour les jeunes gens qui s’exercent dans le genre de la tragédie.

Je ne me rappelle pas que mes autres actes aient été soumis, ainsi que le premier, à l’examen de Voltaire. Lorsque la pièce fut écrite tout entière, on arrêta de la lire à toutes les personnes du château rassemblées. Je m’aperçus qu’en lisant j’ennuyais Voltaire ; je sentis que l’ouvrage pesait sur lui. Sa vivacité naturelle ne devait pas lui permettre de m’entendre jusqu’à la fin : car il ne savait dompter ni régler aucun de ses mouvements ; il écouta pourtant jusqu’au bout et avec indulgence, indiquant qu’il y avait du remède à ce qui n’était pas bien. Au second acte, cinq ou six vers du rôle de Maxime lui arrachèrent un applaudissement donné avec transport. À la fin, il prit le manuscrit et l’emporta dans son cabinet. Lorsqu’il l’eut relu, il revint avec une sorte de fureur à son premier avis, qu’il était ridicule de faire Eudoxie amoureuse. De ce moment, il se laissa dominer par son humeur ; et, il faut l’avouer, l’humeur le rendait dans tous les cas injuste, forcené ; si j’osais, je dirais féroce. Il reconnaissait en lui et confessait ce défaut, qui, je le crois fermement, a été le principe des plus grandes fautes qu’il ait faites. Croira-