Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/435

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
361
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion

-t-on qu’à table même il ne me regardait plus qu’avec rage ? Son dépit et son indignation contre Eudoxie amoureuse s’exhalaient par mille propos qui s’adressaient indirectement à moi. « Oh ! que je hais l’amour, disait-il à n’importe quel sujet ; c’est un sentiment qui avilit tout. »

On se rappelle ce qu’il m’avait dit d’abord de mon premier acte, le peu de notes critiques qu’il y avait attachées. À ce dernier examen, il ne laissa pas pierre sur pierre de cet acte même. Je voulus lui rappeler son premier jugement. « Cela est impossible, me dit-il ; je n’ai jamais pu être content de cela. » Telle était l’étonnante mobilité de son opinion qu’elle se contredisait elle-même. J’en ai eu d’autres preuves que celle-ci.

J’aurais reçu avec docilité, et peut-être sans une peine extrême, les critiques de Voltaire les plus décourageantes. Je ne résistai pas au chagrin de le voir quitter avec moi le ton paternel pour celui de la haine et de la persécution. Je confiai ma peine à Mme Denis, qui la partagea. Elle me dit : « Il est comme cela, on ne peut pas le refondre. » Je quittai le château et j’allai à la campagne auprès de Genève. Au bout de deux ou trois jours, je reçus une lettre de Voltaire, qui me rappelait auprès de lui très-amicalement, sans me dire un mot de ma tragédie. Je revins, et ne lui en parlai pas non plus. La saison s’avançait, les approches de l’hiver me rappelaient à Paris. Mon séjour à Ferney s’acheva sans qu’il fût question d’Eudoxie[1]....

Durant les sept mois que je passai cette année à Ferney, nous ne cessâmes pas de jouer la tragédie devant Voltaire, et dans l’intention d’amuser ses loisirs par le spectacle de sa gloire. La première pièce que nous jouâmes fut les Scythes, qu’il avait nouvellement achevée. Il y joua un rôle. Je n’ai pu juger son talent d’acteur parce que, mon rôle me mettant toujours en scène avec lui, j’aurais craint de me distraire de mon personnage si j’eusse donné au sien un esprit d’observation. À l’une de nos répétitions seulement, je me permis d’écouter et de juger le premier couplet qu’il avait à dire. Je me sentis fortement ému de sa déclamation, toute emphatique et cadencée qu’elle était. Cette sorte d’art était naturelle en lui. En déclamant, il était poëte et comédien : il faisait sentir l’harmonie des vers et l’intérêt de la situation. Ce qu’on dit de la déclamation de Racine en donne une idée assez semblable. La première qualité du comédien, Voltaire l’avait : il sentait vivement ; aussi faisait-il beaucoup d’effet.

Il pensait qu’un grand volume de voix et des inflexions fortes sont nécessaires pour émouvoir la multitude, pour ébranler cette masse inactive du public. Il n’a point exercé d’acteur tragique à qui il n’ait dit en plus d’un endroit : Criez, criez. Point de grands effets sans cela, me disait-il quelquefois. Je ne m’éloigne pas de ce principe ; mais j’en crois l’application difficile et la promulgation dangereuse. Il n’appartient qu’aux gens fortement émus de crier avec succès. Or de tels acteurs se passent de conseils, et n’en peuvent recevoir que du sentiment qui les domine.

Les Scythes réussirent peu à Ferney. L’auteur s’en aperçut : cette vérité

  1. Eudoxie, imprimée en 1769, Paris, Vve Duchesne, in-8°, sans avoir été représentée.