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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

sans la saler, » Il semblait qu’il fût venu à Ferney pour se faire admirer, et non pour rendre hommage à M. de Voltaire. Oh ! combien il me paraissait petit ! que la médiocrité vaine est une misérable chose à côté du génie modeste et indulgent ! car M. de Voltaire paraissait l’écouter avec indulgence ; pour moi, j’étais impatientée à l’excès. J’avais les oreilles tendues pour ne rien perdre de ce qui sortait de la bouche de ce grand homme, qui dit mille choses aimables et spirituelles avec cette grâce facile qui charme dans tous ses ouvrages, mais dont le trait rapide frappe plus encore dans la conversation. Sans empressement de parler, il écoute tout le monde avec une attention plus flatteuse que celle qu’il a peut-être jamais obtenue lui-même. Sa nièce dit quelques mots : ses yeux pleins de bienveillance étaient fixés sur elle, et le plus aimable souris sur sa bouche. Dès que M. Poissonnier eut assez parlé de lui, il voulut bien céder sa place. Pressée par un vif désir, par une sorte de passion qui surmonta toute ma timidité, j’allai m’en emparer : j’avais été un peu encouragée par une chose aimable qu’il avait dite sur moi ; son air, ses regards, sa politesse, avaient banni toutes mes agitations et me laissaient tout entière à mon doux enthousiasme. Jamais je n’avais rien éprouvé de semblable ; c’était un sentiment nourri, accru pendant quinze ans, dont, pour la première fois, je pouvais parler à celui qui en était l’objet : je l’exprimai dans tout le désordre qu’inspire un si grand bonheur. M. de Voltaire en parut jouir : il arrêtait de temps en temps ce torrent par des paroles aimables : Vous me gâtez, vous voulez me tourner la tête ; et quand il put me parler de tous ses amis, ce fut avec le plus grand intérêt. Il me parla beaucoup de vous, de sa reconnaissance pour vos bontés[1], c’est le mot dont il se servit ; du maréchal de Richelieu. « Combien, me dit-il, sa conduite m’a surpris et affligé ! » Il parla beaucoup de M. Turgot : « Il a, dit-il trois choses terribles contre lui, les financiers, les fripons et la goutte. » Je lui dis qu’on pouvait y opposer ses vertus, son courage et l’estime publique. « Mais, madame, on m’écrit que vous êtes de nos ennemis. — Eh bien, monsieur, vous ne croirez pas ce qu’on vous écrit, mais vous me croirez peut-être. Je ne suis l’ennemie de personne. Je rends hommage aux vertus et aux lumières de M. Turgot ; mais je connais aussi à M. Necker de grandes vertus et de grandes lumières, que j’honore également. J’aime d’ailleurs sa personne, et je lui dois de la reconnaissance. » Comme je prononçai ces paroles d’un ton sérieux et pénétré, M. de Voltaire eut l’air de craindre de m’avoir affligée. « Allons, madame, me dit-il d’un air aimable, calmez-vous. Dieu vous bénira ; vous savez aimer vos amis. Je ne suis point l’ennemi de M. Necker, mais vous me pardonnerez de lui préférer M. Turgot. N’en parlons plus. »

En quittant le salon, il m’a priée de regarder sa maison comme la mienne. Déjà il avait oublié qu’il venait de me dire qu’il était désolé de ne pouvoir m’y offrir un asile… « Je vous en supplie, madame, en regrettant bien de ne pouvoir vous en faire les honneurs. » Je me suis bornée à lui

  1. M. Suard, dans son discours de réception à l’Académie, avait fait un grand éloge de M. de Voltaire.