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dit-il, avec un regard et un sourire remplis de la plus aimable malice, vous autres femmes, il vous a si bien traitées que vous lui devez de prendre toujours sa défense. » Nous avons aussi beaucoup causé de tous nos amis, d’Alembert, La Harpe, Saint-Lambert, notre bon Condorcet. Il parle de M. de La Harpe comme de notre espérance pour le théâtre, de M. de Condorcet comme du plus digne apôtre de la philosophie : il estime beaucoup les talents et la personne de M. de Saint-Lambert. Je lui ai parlé des journées si douces que j’avais passées dans sa solitude d’Eaubonne[1], de son jardin si plein de fleurs et de fruits, de son amabilité pour ses convives, de cette table si parfaite et si voluptueuse, dirigée par les principes de Sarah[2], et où la raison, le cœur et l’appétit étaient également satisfaits. « C’est là, m’a-t-il dit, que je voudrais me transporter, préférablement au spectacle ou au souper des grands seigneurs ; je dînerais à côté de vous et ne serais entouré que d’amis, de votre mari, que je voudrais connaître après vous avoir vue, et dont les bontés me seront toujours chères. » Ces bontés, car il se servit de ce mot-là, le rappelèrent à M. de Richelieu, qui avait voulu écarter de l’Académie des hommes si dignes d’en être, deux bons écrivains et deux hommes sans préjugés. C’est là, je crois, la base d’après laquelle il forme son opinion sur ses semblables. Je sentis tout ce que cette association avec l’abbé Delille avait de flatteur pour vous. Il me parla du maréchal comme d’un homme qui, après avoir fait une longue route, n’avait recueilli aucune lumière dans la traversée, et arrivait à la vieillesse avec toute la frivolité des goûts du premier âge ; cela me donna l’occasion de lui citer ces vers :

Qui n’a pas l’esprit de son âge
De son âge a tout le malheur.

« Hélas ! madame, m’a-t-il dit, cela est bien vrai. »

C’est tout ce qu’on peut faire que de lui citer un de ses vers. Je n’ai pas encore trouvé le moment de lui parler de ses ouvrages. Bien loin de ressembler à ces hommes dont la conversation, dit Montesquieu, est un miroir qui représente sans cesse leur impertinente figure, jamais je ne l’ai vu encore appeler l’attention sur lui-même. Le génie est, je crois, au-dessus de ce misérable besoin d’occuper sans cesse les autres ; besoin qui rend la médiocrité si insupportable. Satisfait de lui-même, il se repose dans une noble confiance de sa force ; il jouit trop de sa pensée pour sentir le besoin continuel d’une puérile vanité : c’est par des choses utiles aux hommes qu’il les attache à son souvenir.

Quand, fatigué d’un long travail, M. de Voltaire entre dans son salon, il se prête à l’objet de la conversation sans chercher à la diriger. Si les jeunes femmes causent, il se délasse avec elles, et ajoute à leur gaieté par des plai-

  1. Dans la vallée de Montmorency, sur la route de Saint-Leu, entre Ermont, Soissy et Margency, près de Mme  d’Houdetot, son amie. Dans les derniers temps de sa vie on l’appelait le Sage d’Eaubonne.
  2. Sarah Th... Paris, 1765, in-8°, nouvelle par Saint-Lambert.