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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

ties les plus sauvages de l’Afrique, et qui ne mérite pas la peine d’être connu. Si un homme veut y voyager, il faut qu’il porte son lit, etc. Quand il entre dans une ville, il faut aller dans une rue pour acheter une bouteille de vin, un morceau de mulet dans une autre, il trouve une table dans une troisième et il y soupe. Un seigneur français passait par Pampelune : il envoya chercher une broche, il n’y en avait qu’une dans la ville, et celle-là était empruntée pour une noce.

Son neveu. — Voilà un village que M. de Voltaire a fait bâtir.

Voltaire. — Oui, nous sommes libres ici : coupez un petit coin et nous sommes hors de la France. J’ai demandé de certains priviléges pour mes enfants ici, et le roi m’a accordé tout ce que j’ai demandé, et a déclaré le pays de Gex libre de tous les impôts des fermiers généraux, de sorte que le sel, qui se vendait auparavant à dix sols la livre, ne va actuellement qu’à quatre : je n’ai point d’autre chose à demander, excepté de vivre.

Nous entrons dans la bibliothèque.

Voltaire. — Voilà bien de vos compatriotes. (Il y avait Shakespeare, Milton, Congreve, Rochester, Shaftesbury, Bolingbroke, Robertson, Hume, etc.) Robertson est votre Tite-Live, son Charles-Quint[1] est écrit avec vérité. Hume a écrit son Histoire[2] pour être loué ; Rapin[3], pour instruire ; et l’un et l’autre a atteint son but.

Sherlock. — Vous avez connu milord Chesterfield[4] ?

Voltaire. — Oui, je l’ai connu ; il avait beaucoup d’esprit.

Sherlock. — Vous connaissez milord Hervey[5].

Voltaire. — J’ai l’honneur d’être en correspondance avec lui.

Sherlock. — Il a des talents.

Voltaire. — Autant de brillant que milord Chesterfield, et plus de solidité.

Sherlock. — Milord Bolingbroke et vous étiez d’accord que nous n’avons pas une seule bonne tragédie.

Voltaire. — C’est vrai : Caton[6] est supérieurement bien écrit ; Addison avait beaucoup de goût, mais l’abîme entre le goût et le génie est immense. Shakespeare avait un génie étonnant, mais point de goût : il a gâté le goût de la nation ; il a été leur goût depuis deux cents ans ; et ce qui est le goût d’une nation pendant deux cents ans le sera pendant deux mille ; ce goût-là devient une religion ; et il y a dans ce pays-là beaucoup de fanatiques à l’égard de cet auteur.

  1. History of Charles V, 1769, 3 vol. in-4°, traduite par Suard, 1771, 2 vol. in-4°.
  2. Son Histoire d’Angleterre, qu’il fit paraître de 1754 à 1761.
  3. Rapin de Thoyras, neveu de Pellisson, auteur d’une Histoire d’Angleterre, 1724, 8 vol. in-4°, souvent louée par Voltaire.
  4. Philippe Dormer Stanhope, comte de Chesterfield, l’auteur des célèbres Letters to his Son, 1774.
  5. John lord Hervey de Seckworth, garde des sceaux sous le ministère Walpole.
  6. Cato, tragédie d’Addison, conçue dans le système français, et représentée en 1713.