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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

Sherlock. — Vous avez connu personnellement milord Bolingbroke ?

Voltaire. — Oui, il avait la figure imposante et la voix aussi ; dans ses ouvrages beaucoup de feuilles et peu de fruits ; des expressions entortillées et des phrases qui ne finissent point.

Vous voyez là, dit-il, l’Alcoran, qui est bien lu au moins, — il était marqué partout par des morceaux de papier. — Voilà Historic Doubts par M. Horace Walpole[1], — qui avait aussi beaucoup de marques. — Voilà le portrait de Richard III, vous voyez qu’il était assez beau garçon.

Sherlock. — Vous avez fait bâtir une église ?

Voltaire. — C’est vrai ; et c’est la seule de l’univers en l’honneur de Dieu ; vous avez des églises bâties à saint Paul, à sainte Geneviève, mais pas une à Dieu.

Voilà ce qu’il m’a dit le premier jour : vous n’attendez aucune liaison dans ce dialogue, parce que je n’ai écrit que ce qu’il a dit de plus frappant. Peut-être ai-je écorché quelques-unes de ses phrases ; mais autant que je pouvais m’en rappeler, j’écrivais ses propres paroles.

Ferney

Le lendemain, en nous asseyant à dîner il dit : « Nous sommes ici for Liberty and Property (pour la liberté et pour la propriété). Ce monsieur est un jésuite[2], il porte son chapeau ; moi, je suis un pauvre malade, je porte mon bonnet de nuit. »

Je ne me rappelle pas à propos de quoi il citait ces vers :

Here lies the Mutton-eating King
Whose promise none relies on :
Who never said a foolish thing
And never did a wise one.

Mais c’était à propos de Racine qu’il citait ces deux autres :

The weighty bullion of one sterling fine
Drawn in French wire wou’d thro’whole pages shine.

Sherlock. — Les Anglais préfèrent Corneille à Racine.

Voltaire. — C’est que les Anglais ne savent pas assez la langue française pour sentir la beauté du langage de Racine, et l’harmonie de sa versification. Corneille doit leur plaire davantage, parce qu’il a des choses plus frappantes ; mais Racine aux Français, parce qu’il a plus de douceur et de tendresse.

Sherlock. — Comment avez-vous trouvé la chère anglaise ?

Voltaire. — Très-fraîche et très-blanche.

  1. Historic Doubts on the life and death of Richard III, 1768. C’est une tentative de réhabilitation de ce prince. Cette édition, faite à Strawberry-Hill, résidence d’Horace Walpole, et où il avait une imprimerie, avait comme frontispice un portrait de Richard III.
  2. Le Père Adam.