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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/494

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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

actes, et qu’il nommait ses magots. C’est en conférant avec lui sur cet ouvrage d’un caractère noble et d’un genre aussi neuf, qu’il me dit : « Mon ami, vous avez les inflexions de la voix naturellement douces ; gardez-vous bien d’en laisser échapper quelques-unes dans le rôle de Gengis. Il faut bien vous mettre dans la tête que j’ai voulu peindre un tigre qui, en caressant sa femelle, lui enfonce ses griffes dans les reins. Si vos camarades trouvent quelques longueurs dans le cours de l’ouvrage, je leur permets de faire des coupures : ce sont des citoyens qu’il faut quelquefois sacrifier au salut de la république ; mais faites en sorte que l’on en use modérément, car les faux connaisseurs sont souvent plus à craindre, pour ces sortes de changements, que ceux qui sont bonnement ignorants. »

Après mon départ de Ferney, au mois d’avril 1762, M. de Voltaire eut la fantaisie de faire jouer sur son petit théâtre sa tragédie de l’Orphelin de la Chine. Le libraire Cramer s’était exercé avec M. le duc de Villars sur le rôle de Gengis. Il n’y a personne qui ne soit instruit de la prétention de ce grand seigneur pour bien enseigner à jouer la comédie : aussi fit-il de son élève Cramer un froid et plat déclamateur, et c’est ce dont M. de Voltaire ne tarda pas à s’apercevoir. Dès la première répétition, il sentit plus que jamais que l’on pouvait être en même temps duc, bel esprit, et le fils d’un grand homme ; mais que ni l’un ni l’autre de ces titres ne donnait du talent pour exercer les beaux-arts, des connaissances pour les approfondir, et du goût pour les bien juger.

M. de Voltaire se mit à persifler son Cramer, et promit de le tourmenter jusqu’à ce qu’il eût changé sa diction. Le fidèle Genevois fit des études increvables pour oublier tout ce que son maître lui avait appris, et revint au bout de quinze jours à Ferney pour répéter de nouveau son rôle avec M. de Voltaire, qui, s’apercevant d’un grand changement, s’écria avec joie à Mme Denis : « Ma nièce, Dieu soit loué ! Cramer a dégorgé son duc. »

Depuis plus de trente ans l’on n’avait pas encore vu de cabale aussi forte que celle qui s’éleva contre M. de Voltaire à la première représentation de la tragédie d’Oreste (si toutefois on en excepte celle qui fut faite contre Adélaïde du Guesclin), sifflée depuis cinq heures jusqu’à huit. Cependant la plus saine partie du public, celle dont le jugement seul demeure, parce qu’il est impartial, l’emportait de temps en temps sur les fanatiques de Crébillon, et témoignait alors sa satisfaction par les acclamations les moins suspectes. C’est dans un de ces moments de transport et d’ivresse que M. de Voltaire, s’élançant à mi-corps de sa loge, se mit à crier de toutes ses forces : « Applaudissez, applaudissez, braves Athéniens ! c’est du Sophocle tout pur. »

Cette franchise et cette admirable présence d’esprit caractérisaient à chaque heure du jour l’homme unique dont nous avons recueilli quelques anecdotes. En voici une qui le montre tel que la nature l’avait formé, c’est-à-dire vif, éloquent, et toujours philosophe.

En 1743, à la troisième ou quatrième représentation de Mérope, M. de Voltaire fut frappé d’un défaut de dialogue dans les rôles de Polyphonte et d’Érox. De retour de chez Mme la marquise du Châtelet, où il avait soupé, il