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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

lui dit avec une ironie sanglante : « Monsieur, songez donc que vous êtes Brutus, le plus ferme de tous les consuls romains, et qu’il ne faut point parler au dieu Mars comme si vous disiez : Ah ! bonne Vierge, faites-moi gagner un lot de cent francs à la loterie ! »

Il résulta de ce nouveau genre de donner des leçons que Sarrasin n’en fut ni plus vigoureux ni plus mâle, parce que ni l’une ni l’autre de ces qualités n’étaient en lui, et qu’il ne fut vraiment bon acteur que dans les choses pathétiques. Il ignorait l’art de peindre les passions avec énergie. On ne lui vit jamais l’âme de Mithridate, ni la noblesse d’Auguste.

L’on connaît la célébrité que Mlle Dusmesnil s’était acquise dans le rôle de Mérope, et qu’elle a constamment soutenue pendant vingt ans ; cette même célébrité ne fut cependant pas à l’abri du sarcasme de M. de Voltaire. Lorsqu’il fit répéter Mérope pour la première fois, il trouvait que cette fameuse actrice ne mettait ni assez de force ni assez de chaleur dans le quatrième acte, quand elle invective Polyphonte. « Il faudrait, lui dit Mlle Dumesnil, avoir le diable au corps pour arriver au ton que vous voulez me faire prendre. — Eh ! vraiment oui, mademoiselle, lui répondit M. de Voltaire, c’est le diable au corps qu’il faut avoir pour exceller dans tous les arts. » Je crois que M. de Voltaire disait une grande vérité.

Il était un jour questionné sur la préférence que les uns accordaient à Mlle Dumesnil sur Mlle Clairon, et sur l’enthousiasme que cette dernière excitait, au grand regret de celle qui lui avait servi de modèle. Ceux qui tenaient encore au vieux goût prétendaient que, pour attacher l’âme, la remuer et la déchirer, il fallait avoir, comme Mlle Dumesnil, de la machine à Corneille, et que Mlle Clairon n’en avait point. Elle l’a dans la gorge, s’écria M. de Voltaire ; et la question fut jugée.

Une très-jeune et jolie demoiselle, fille d’un procureur au parlement jouait avec moi le rôle de Palmire dans Mahomet, sur le théâtre de M. de Voltaire. Cette aimable enfant, qui n’avait que quinze ans, était fort éloignée de pouvoir débiter avec force et énergie les imprécations qu’elle vomit contre son tyran. Elle n’était que jeune, jolie et intéressante ; aussi M. de Voltaire s’y prit-il à son égard avec plus de douceur, et, pour lui remontrer combien elle était éloignée de la situation de son rôle, il lui dit : « Mademoiselle, figurez-vous que Mahomet est un imposteur, un fourbe, un scélérat qui a fait poignarder votre père, qui vient d’empoisonner votre frère, et qui, pour couronner ses bonnes œuvres, veut absolument coucher avec vous. Si tout ce petit manège vous fait un certain plaisir, ah ! vous avez raison de le ménager comme vous faites ; mais pour peu que cela vous répugne, voici, mademoiselle, comme il faut vous y prendre. »

Alors M. de Voltaire, répétant lui-même cette imprécation, donna à cette pauvre innocente, rouge de honte et tremblante de peur, une leçon d’autant plus précieuse qu’elle joignait le précepte à l’exemple. Elle devint par la suite une actrice très-agréable.

En 1755, étant aux Délices, près de Genève, dans la maison que M. de Voltaire venait d’acquérir du procureur général Tronchin, je devins le dépositaire de l’Orphelin de la Chine, que l’auteur avait fait d’abord en trois