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HISTOIRE POSTHUME

Est-ce en 1814, comme l’affirme l’Intermédiaire ? Est-ce en 1822, comme l’assurent MM. Henrion, Michaud et Montaubricq ? Des deux allégations, la seconde nous paraît, jusqu’à meilleure information, la plus vraisemblable. Nous avons cité les témoignages sur lesquels elle s’appuie ; citons maintenant celui sur lequel s’est formée la conviction de l’Intermédiaire. Il se trouve dans les mémoires de M. P. Lacroix, mémoires inédits qui sont destinés à une lointaine publication, et dont l’auteur a détaché un feuillet au profit de l’Intermédiaire. Ce feuillet contient un récit qu’un ami de M. P. Lacroix « tenait, nous est-il dit, de la bouche même de M. de Puymaurin, directeur de la Monnaie ».

Voici le fait, dit M. P. Lacroix, tel qu’il me l’a rapporté :

Aussitôt après la rentrée des Bourbons à Paris, au mois d’avril 1814, les hommes du parti royaliste qui avaient le plus contribué à la Restauration se préoccupèrent de la sépulture de Voltaire et regardèrent comme un outrage à la religion la présence du corps de cet excommunié dans une église. Il y eut plusieurs conférences à ce sujet, et il fut décidé qu’on enlèverait sans bruit et sans scandale les restes mortels du philosophe antichrétien que la Révolution avait déifié. L’autorité avait été sans doute prévenue, et quoiqu’elle n’intervînt pas dans cette affaire, on peut croire qu’elle approuva tacitement ce qui se passa sous la responsabilité de quelques personnes pieuses qu’on ne nous a pas nommées. Nous savons seulement que les deux frères Puymaurin étaient du nombre. Il faut supposer que le curé de Sainte-Geneviève avait reçu des ordres auxquels il dut obéir.

Une nuit du mois de mai 1814, les ossements de Voltaire et de Rousseau furent extraits des cercueils de plomb[1] où ils avaient été enfermés ; on les réunit dans un sac de toile et on les porta dans un fiacre qui stationnait derrière l’église. Le fiacre s’ébranla lentement, accompagné de cinq ou six personnes, entre autres les deux frères Puymaurin. On arriva, vers deux heures du matin, par des rues désertes, à la barrière de la Gare, vis-à-vis Bercy. Il y avait là un vaste terrain, entouré d’une clôture en planches, lequel avait fait partie de l’ancien périmètre de la Gare, qui devait être créée en cet endroit pour servir d’entrepôt au commerce de la Seine, mais qui n’a jamais existé qu’en projet. Ce terrain, appartenant alors à la ville de Paris, n’avait pas encore reçu d’autre destination : les alentours étaient déjà envahis par des cabarets et des guinguettes.

Une ouverture profonde était préparée au milieu de ce terrain vague et abandonné, où d’autres personnages attendaient l’arrivée de l’étrange convoi de Voltaire et de Rousseau : on vida le sac rempli d’ossements sur un lit de chaux vive, puis on rejeta la terre par-dessus, de manière à combler la fosse, sur laquelle piétinèrent en silence les auteurs de cette dernière inhumation de Voltaire. Ils remontèrent ensuite en voiture, satisfaits d’avoir rempli, selon eux, un devoir sacré de royaliste et de chrétien.

Dès que ce récit fut imprimé, nous devons nous hâter de le dire, M. le baron de Puymaurin protesta énergiquement contre le rôle qu’auraient joué dans cette odieuse profanation deux MM. Puymaurin, qui eussent été son père et son grand-père, car il n’y avait pas alors de frères Puymaurin[2]. Il faut donc effacer leur nom du récit, et c’est ce qu’a fait l’Intermédiaire, tout en continuant à considérer comme chose prouvée la violation des deux tombes en mai 1814.

  1. Celui de Voltaire est en bois.
  2. « J’ai écrit de souvenir, répond à cela le Bibliophile, la note envoyée à l’Intermédiaire, et j’y ai fait entrer, par mégarde, deux frères Puymaurin, au lieu de cette simple désignation que j’avais consignée dans mes Mémoires, les deux Puymaurin. »