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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/58

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xlviii
JUGEMENTS SUR VOLTAIRE.

Qu’on ne se fasse point illusion ; si quelqu’un, en parcourant sa bibliothèque, se sent attiré vers les œuvres de Ferney, Dieu ne l’aime pas. Souvent on s’est moqué de l’autorité ecclésiastique, qui condamnait les livres in odium auctoris : en vérité, rien n’est plus juste. Refusez les honneurs du génie à celui qui abuse de ses dons. Si cette loi était sévèrement observée, on verrait bientôt disparaître les livres empoisonnés. Mais, puisqu’il ne dépend pas de nous de la promulguer, gardons-nous au moins de donner dans l’excès, bien plus répréhensible qu’on ne le croit, d’exalter sans mesure les écrivains coupables, et celui-là surtout. Il a prononcé contre lui-même, et sans s’en apercevoir, un arrêt terrible ; car c’est lui qui a dit :

Un esprit corrompu ne fut jamais sublime.

Rien n’est plus vrai, et voilà pourquoi Voltaire avec ses cent volumes ne fut jamais que joli. J’excepte la tragédie… Du reste, je ne puis souffrir l’exagération qui le nomme universel. Il est nul dans l’ode. Et qui pourrait s’en étonner ? L’impiété réfléchie avait tué chez lui la flamme divine de l’enthousiasme ; il est encore nul, et même jusqu’au ridicule, dans le drame lyrique, son oreille ayant été fermée absolument aux beautés harmoniques comme ses yeux l’étaient à celles de l’art.

Dans les genres qui paraissent les plus analogues à son talent naturel, il se traîne : ainsi il est médiocre, froid, et souvent (qui le croirait ?) lourd et grossier, dans la comédie ; car le méchant n’est jamais comique. Par la même raison, il n’a pas su faire une épigramme, la moindre gorgée de son fiel ne pouvant couvrir moins de cent vers. S’il essaye la satire, il glisse dans le libelle. Il est insupportable dans l’histoire, en dépit de son art, de son élégance et des grâces de son style, aucune qualité ne pouvant remplacer celles qui lui manquent et qui sont la vie de l’histoire, la gravité, la bonne foi et la dignité. Quant à son poëme épique, je n’ai pas le droit d’en parler ; car, pour juger un livre, il faut l’avoir lu, et, pour le lire, il faut être éveillé. Une monotonie assoupissante plane sur la plupart de ses écrits, qui n’ont que deux sujets, la Bible et ses ennemis : il blasphème où il insulte. Sa plaisanterie si vantée est cependant loin d’être irréprochable ; le rire qu’elle excite n’est pas légitime ; c’est une grimace. N’avez-vous jamais remarqué que l’anathème divin fût écrit sur son visage ? Après tant d’années, il est temps encore d’en faire l’expérience. Allez contempler sa figure au palais de l’Ermitage : jamais je ne la regarde sans me féliciter de ce qu’elle ne nous a point été transmise par quelque ciseau héritier des Grecs, qui aurait su peut-être y répandre un certain beau idéal. Ici tout est naturel. Il y a autant de vérité dans cette tête qu’il y en aurait dans un plâtre pris sur le cadavre. Voyez ce front abject que la pudeur ne colora jamais, ces deux cratères éteints où semblent bouillonner encore la luxure et la haine, cette bouche, — je dis mal peut-être, mais ce n’est pas ma faute, — ce rictus épouvantable courant d’une oreille à l’autre, et ces lèvres pincées par la cruelle malice comme un ressort prêt à se détendre pour lancer le blasphème ou le sarcasme. Ne me parlez pas de cet homme, je ne puis en sou-