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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome10.djvu/226

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ÉPÎTRE III.


À MONSIEUR L’ABBÉ SERVIEN[1],
PRISONNIER AU CHÂTEAU DE VINCENNES.


(1714)


Aimable abbé, dans Paris autrefois
La Volupté de toi reçut des lois ;
Les Ris badins, les Grâces enjouées,
À te servir dès longtemps dévouées,
Et dès longtemps fuyant les yeux du roi,
Marchaient souvent entre Philippe[2] et toi,
Te prodiguaient leurs faveurs libérales,
Et de leurs mains marquaient dans leurs annales,
En lettres d’or, mots et contes joyeux.
De ton esprit enfants capricieux.
Ô doux plaisirs, amis de l’innocence,
Plaisirs goûtés au sein de l’indolence.
Et cependant des dévots inconnus !
Ô jours heureux ! qu’êtes-vous devenus ?
Hélas ! j’ai vu les Grâces éplorées.
Le sein meurtri, pâles, désespérées ;

  1. L’abbé Servien ne fut jamais mêlé dans aucune affaire d’État ou d’église : c’était un homme de plaisir ; et vraisemblablement quelque aventure un peu trop bruyante avait été la cause de sa prison. La fin du règne de Louis XIV est une des époques où la licence des mœurs s’est montrée avec le plus de liberté. Le mépris et l’indignation qu’excitait l’hypocrisie de la cour faisaient presque regarder cette licence comme une marque de noblesse d’âme et de courage.

    Cette épître est précieuse : on y voit que, dès l’âge de vingt ans, M. de Voltaire avait déjà une philosophie douce, vraie, et sans exagération, telle qu’on la retrouve dans tous ses ouvrages. On y voit aussi que l’on parlait encore de Fouquet avec éloge : la haine pour son persécuteur Colbert n’était pas éteinte ; ce ne fut que sous le gouvernement du cardinal de Fleury qu’on s’avisa de le croire un grand homme.

    L’abbé Servien mourut en 1716. (K.)

    — L’abbé Servien était fils du surintendant Abel Servien. Ses mœurs étaient affreuses. Un jour, au parterre de l’Opéra, un jeune homme qu’il pressait vivement lui dit : « Que me veut ce b… de prêtre ? — Monsieur, répondit l’abbé, je n’ai pas l’honneur d’être prêtre. » C’est Duclos qui rapporte cette anecdote dans ses Mémoires secrets sur la Régence. (B.)

  2. Philippe d’Orléans.