Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome10.djvu/61

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Rendaient ses jours à peu près tolérables :
Car vous savez que le bonheur parfait
Est inconnu ; pour l’homme il n’est pas fait.
Madame Arsène était fort peu contente
De ces plaisirs. Son superbe dégoût,
Dans ses dédains, fuyait ou blâmait tout.
On l’appelait la belle impertinente.
Or admirez la faiblesse des gens :
Plus elle était distraite, indifférente,
Plus ils tâchaient, par des soins complaisants,
D’apprivoiser son humeur méprisante ;
Et plus aussi notre belle abusait
De tous les pas que vers elle on faisait.
Pour ses amants encor plus intraitable,
Aise de plaire, et ne pouvant aimer,
Son cœur glacé se laissait consumer
Dans le chagrin de ne voir rien d’aimable.
D’elle à la fin chacun se retira.
De courtisans elle avait une liste ;
Tout prit parti ; seule elle demeura
Avec l’orgueil, compagnon dur et triste :
Bouffi, mais sec, ennemi des ébats,
Il renfle l’âme, et ne la nourrit pas[1].
La dégoûtée avait eu pour marraine
La fée Aline. On sait que ces esprits
Sont mitoyens entre l’espèce humaine
Et la divine ; et monsieur Gabalis[2]
Mit par écrit leur histoire certaine.
La fée allait quelquefois au logis
De sa filleule, et lui disait : « Arsène,
Es-tu contente à la fleur de tes ans ?
As-tu des goûts et des amusements ?
Tu dois mener une assez douce vie. »
L’autre en deux mots répondait : « Je m’ennuie.
— C’est un grand mal, dit la fée, et je croi
Qu’un beau secret c’est de vivre chez soi. »
Arsène enfin conjura son Aline

  1. Montaigne, chapitre xxiv du livre Ier de ses Essais, a dit il enfle l’âme. L’emprunt de Voltaire a été signalé par M. Leclerc dans son édition de Montaigne.
  2. Le comte de Gabalis, ou Entretiens sur les sciences secrètes (par l’abbé Montfaucon de Villars), 1670, in-12.