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LETTRE DE M. DE MELON[1]

CI-DEVANT SECRÉTAIRE DU RÉGENT DU ROYAUME[2],


À MADAME LA COMTESSE DE VERRUE

SUR L’APOLOGIE DU LUXE.


J’ai lu, madame, l’ingénieuse Apologie du luxe ; je regarde ce petit ouvrage comme une excellente leçon de politique, cachée sous un badinage agréable. Je me flatte d’avoir démontré, dans mon Essai politique sur le commerce, combien ce goût des beaux-arts et cet emploi des richesses, cette âme d’un grand État qu’on nomme luxe, sont nécessaires pour la circulation de l’espèce et pour le maintien de l’industrie ; je vous regarde, madame, comme un des grands exemples de cette vérité. Combien de familles de Paris subsistent uniquement par la protection que vous donnez aux arts[3] ? Que l’on cesse d’aimer les tableaux, les estampes, les curiosités en toute sorte de genre, voilà vingt mille hommes, au moins, ruinés tout d’un coup dans Paris, et qui sont forcés d’aller chercher de l’emploi chez l’étranger. Il est bon que dans un canton suisse on fasse des lois somptuaires, par la raison qu’il ne faut pas qu’un pauvre vive comme un riche. Quand les Hollandais ont commencé leur commerce, ils avaient besoin d’une extrême frugalité ; mais à présent que c’est la nation de l’Europe qui a le plus d’argent, elle a besoin de luxe[4], etc.

  1. Cette lettre fut écrite dans le temps que la pièce du Mondain parut, en 1736. (Note de Voltaire, 1752.)
  2. Melon, secrétaire du Régent, est mort le 24 janvier 1738. L’essai politique sur le commerce parut en 1734, sous la date de 1735. Une nouvelle édition est de 1736.
  3. Mme la comtesse de Verrue, mère de Mme la princesse de Carignan, dépensait 100,000 francs par an en curiosités : elle s’était formé un des beaux cabinets de l’Europe en raretés et en tableaux. Elle rassemblait chez elle une société de philosophes, auxquels elle fit des legs par son testament. Elle mourut avec la fermeté et la simplicité de la philosophie la plus intrépide. (Note de Voltaire, 1752.)
  4. La lettre à M. le comte de Saxe (depuis maréchal), qui depuis 1771 s’imprime ordinairement à la suite de la lettre de M. de Melon, a été reportée dans la Correspondance, année 1737.