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ÉTAT DE LA GRÈCE SOUS LE JOUG DES TURCS.

tempéré par des mœurs douces, comme le sont aujourd’hui la France et l’Espagne ; il ressemble encore moins à l’Allemagne, devenue avec le temps une république de princes et de villes, sous un chef suprême qui a le titre d’empereur. Il n’a rien de la Pologne, où les cultivateurs sont esclaves, et où les nobles sont rois ; il est aussi éloigné de l’Angleterre par sa constitution que par la distance des lieux. Mais il ne faut pas imaginer que ce soit un gouvernement arbitraire en tout, où la loi permette aux caprices d’un seul d’immoler à son gré des multitudes d’hommes, comme des bêtes fauves qu’on entretient dans un parc pour son plaisir.

Il semble à nos préjugés qu’un chiaoux peut aller, un hati-chérif à la main, demander de la part du sultan tout l’argent des pères de famille d’une ville, et toutes les filles pour l’usage de son maître. Il y a sans doute d’horribles abus dans l’administration turque ; mais en général ces abus sont bien moins funestes au peuple qu’à ceux mêmes qui partagent le gouvernement ; c’est sur eux que tombe la rigueur du despotisme. La sentence secrète d’un divan suffit pour sacrifier les principales têtes aux moindres soupçons. Nul grand corps légal établi dans ce pays pour rendre les lois respectables, et la personne du souverain sacrée. Nulle digue opposée par la constitution de l’État aux injustices du vizir. Ainsi peu de ressources pour le sujet quand il est opprimé, et pour le maître quand on conspire contre lui. Le souverain qui passe pour le plus puissant de la terre est en même temps le moins affermi sur son trône. Il suffit d’un jour de révolution pour l’en faire tomber. Les Turcs ont en cela imité les mœurs de l’empire grec qu’ils ont détruit. Ils ont seulement plus de respect pour la maison ottomane que les Grecs n’en avaient pour la famille de leurs empereurs. Ils déposent, ils égorgent un sultan ; mais c’est toujours en faveur d’un prince de la maison ottomane. L’empire grec, au contraire, avait passé, par les assassinats, dans vingt familles différentes.

La crainte d’être déposé est un plus grand frein pour les empereurs turcs que toutes les lois de l’Alcoran. Maître absolu dans son sérail, maître de la vie de ses officiers, au moyen d’un fetfa du muphti, il ne l’est pas des usages de l’empire : il n’augmente point les impôts, il ne touche point aux monnaies ; son trésor particulier est séparé du trésor public.

La place du sultan est quelquefois la plus oisive de la terre, et celle du grand vizir la plus laborieuse : il est à la fois connétable, chancelier et premier président. Le prix de tant de peines a été souvent l’exil ou le cordeau.