Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome12.djvu/185

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
175
CONQUÊTE DE NAPLES PAR CHARLES VIII.

du roi entra encore dans l’intrigue. Charles, dont l’intérêt était de déposer le pape, lui pardonna, et s’en repentit. Jamais pape n’avait plus mérité l’indignation d’un roi chrétien. Lui et les Vénitiens s’étaient adressés à Bajazet II, sultan des Turcs, fils et successeur de Mahomet II, pour les aider à chasser Charles VIII d’Italie. Il fut avéré que le pape avait envoyé un nonce, nommé Bozzo, à la Porte, et on en conclut que le prix de l’union du sultan et du pontife était un de ces meurtres atroces dont on commence à sentir quelque horreur aujourd’hui dans le sérail même de Constantinople.

Le pape, par un enchaînement d’événements extraordinaires, avait entre ses mains Zizim ou Gem, frère de Bajazet. Voici comment ce fils de Mahomet II était tombé entre les mains du pape.

Zizim, chéri des Turcs, avait disputé l’empire à Bajazet, qui en était haï. Mais, malgré les vœux des peuples, il avait été vaincu. Dans sa disgrâce il eut recours aux chevaliers de Rhodes, qui sont aujourd’hui les chevaliers de Malte, auxquels il avait envoyé un ambassadeur. On le reçut d’abord comme un prince à qui on devait l’hospitalité, et qui pouvait être utile ; mais bientôt après on le traita en prisonnier. Bajazet payait quarante mille sequins par an aux chevaliers pour ne pas laisser retourner Zizim en Turquie. Les chevaliers le menèrent en France dans une de leurs commanderies du Poitou, appelée le Bourgneuf. Charles VIII reçut à la fois un ambassadeur de Bajazet et un nonce du pape Innocent VIII, prédécesseur d’Alexandre, au sujet de ce précieux captif. Le sultan le redemandait ; le pape voulait l’avoir comme un gage de la sûreté de l’Italie contre les Turcs. Charles envoya Zizim au pape. Le pontife le reçut avec toute la splendeur que le maître de Rome pouvait affecter avec le frère du maître de Constantinople. On voulut l’obliger à baiser les pieds du pape ; mais Bozzo, témoin oculaire, assure que le Turc rejeta cet abaissement avec indignation. Paul Jove dit qu’Alexandre VI, par un traité avec le sultan, marchanda la mort de Zizim. Le roi de France, qui, dans des projets trop vastes, assuré de la conquête de Naples, se flattait d’être redoutable à Bajazet, voulut avoir ce frère malheureux. Le pape, selon Paul Jove, le livra empoisonné. Il resta indécis si le poison avait été donné par un domestique du pape, ou par un ministre secret du Grand Seigneur ; mais on divulgua que Bajazet avait promis trois cent mille ducats au pape pour la tête de son frère.

Le prince Démétrius Cantemir dit que, selon les annales turques, le barbier de Zizim lui coupa la gorge, et que ce barbier