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CHAPITRE CXCI.

et en faisant une solitude stérile de la plus fertile contrée de la Perse. Les autres peuples défendent leurs frontières par des citadelles ; les Persans ont défendu les leurs par des déserts.

Dans le même temps qu’il prenait Bagdad, il envoyait quarante mille hommes au secours du Grand Mogol, Sha-Gean, contre son fils Aurengzeb. Si ce torrent qui débordait en Asie fût tombé sur l’Allemagne, occupée alors par les Suédois et les Français, et déchirée par elle-même, l’Allemagne était en risque de perdre la gloire de n’avoir jamais été entièrement subjuguée.

Les Turcs avouent que ce conquérant n’avait de mérite que la valeur, qu’il était cruel, et que la débauche augmentait encore sa cruauté. Un excès de vin termina ses jours et déshonora sa mémoire (1639).

Ibrahim, son fils, eut les mêmes vices, avec plus de faiblesse, et nul courage. Cependant c’est sous ce règne que les Turcs conquirent l’île de Candie, et qu’il ne leur resta plus à prendre que la capitale et quelques forteresses qui se défendirent vingt-quatre années. Cette île de Crète, si célèbre dans l’antiquité par ses lois, par ses arts, et même par ses fables, avait déjà été conquise par les mahométans arabes au commencement du IXe siècle. Ils y avaient bâti Candie, qui depuis ce temps donna son nom à l’île entière. Les empereurs grecs les en avaient chassés au bout de quatre-vingts ans ; mais, lorsque du temps des croisades les princes latins, ligués pour secourir Constantinople, envahirent l’empire grec au lieu de le défendre, Venise fut assez riche pour acheter l’île de Candie, et assez heureuse pour la conserver.

Une aventure singulière, et qui tient du roman, attira les armes ottomanes sur Candie. Six galères de Malte s’emparèrent d’un grand vaisseau turc, et vinrent avec leur prise mouiller dans un petit port de l’île nommée Calismène. On prétendit que le vaisseau turc portait un fils du Grand Seigneur. Ce qui le fit croire, c’est que le kislar-aga, chef des eunuques noirs, avec plusieurs officiers du sérail, était dans le navire, et que cet enfant était élevé par lui avec des soins et des respects. Cet eunuque ayant été tué dans le combat, les officiers assurèrent que l’enfant appartenait à Ibrahim, et que sa mère l’envoyait en Égypte. Il fut longtemps traité à Malte comme fils du sultan, dans l’espérance d’une rançon proportionnée à sa naissance. Le sultan dédaigna de proposer la rançon, soit qu’il ne voulut point traiter avec les chevaliers de Malte, soit que le prisonnier ne fût point en effet son fils. Ce prétendu prince, négligé enfin par les Maltais, se fit dominicain : on l’a connu longtemps sous le nom du père Ottoman,