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CHAPITRE CXCVII.

Chardin, par laquelle il dit qu’il fut volé. Les femmes, qui ne peuvent régner en France, y sont régentes ; elles ont droit à tous les autres trônes, excepté à celui de l’empire et de la Pologne.

Une autre différence qui naît de nos usages avec les femmes, c’est cette coutume de mettre auprès d’elles des hommes dépouillés de leur virilité ; usage immémorial de l’Asie et de l’Afrique, quelquefois introduit en Europe chez les empereurs romains. Nous n’avons pas aujourd’hui dans notre Europe chrétienne trois cents eunuques pour les chapelles et pour les théâtres ; les sérails des Orientaux en sont remplis.

Tout diffère entre eux et nous : religion, police, gouvernement, mœurs, nourriture, vêtements, manière d’écrire, de s’exprimer, de penser. La plus grande ressemblance que nous ayons avec eux est cet esprit de guerre, de meurtre, et de destruction, qui a toujours dépeuplé la terre. Il faut avouer pourtant que cette fureur entre bien moins dans le caractère des peuples de l’Inde et de la Chine que dans le nôtre. Nous ne voyons surtout aucune guerre commencée par les Indiens ni par les Chinois contre les habitants du Nord : ils valent en cela mieux que nous ; mais leur vertu même, ou plutôt leur douceur les a perdus ; ils ont été subjugués.

Au milieu de ces saccagements et de ces destructions que nous observons dans l’espace de neuf cents années, nous voyons un amour de l’ordre qui anime en secret le genre humain, et qui a prévenu sa ruine totale. C’est un des ressorts de la nature, qui reprend toujours sa force : c’est lui qui a formé le code des nations ; c’est par lui qu’on révère la loi et les ministres de la loi dans le Tunquin et dans l’île Formose, comme à Rome. Les enfants respectent leurs pères en tout pays, et le fils, en tout pays, quoi qu’on en dise, hérite de son père : car si en Turquie le fils n’a point l’héritage d’un timariot, ni dans l’Inde celui de la terre d’un omra, c’est que ces fonds n’appartenaient point au père. Ce qui est un bénéfice à vie n’est en aucun lieu du monde un héritage ; mais dans la Perse, dans l’Inde, dans toute l’Asie, tout citoyen, et l’étranger même, de quelque religion qu’il soit, excepté au Japon, peut acheter une terre qui n’est point domaine de l’État, et la laisser à sa famille. J’apprends par des personnes dignes de foi qu’un Français vient d’acheter une belle terre auprès de Damas, et qu’un Anglais vient d’en acheter une dans le Bengale[1].

  1. Ceci était écrit longtemps avant que les Anglais eussent conquis le Bengale. (Note de Voltaire.)