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GOUVERNEMENT ET MŒURS DE L’ESPAGNE.

tumulte, mais celui de sentir qu’ils sont haïs et qu’ils ne peuvent se venger. Le cardinal de Richelieu avait abrégé ses jours d’une autre manière, par les inquiétudes qui le dévorèrent dans la plénitude de sa puissance.

Avec toutes les pertes que fit la branche d’Autriche espagnole, il lui resta encore plus d’États que le royaume d’Espagne n’en possède aujourd’hui. Le Milanais, la Flandre, la Franche-Comté, le Roussillon, Naples et Sicile, appartenaient à cette monarchie ; et, quelque mauvais que fût son gouvernement, elle fit encore beaucoup de peine à la France jusqu’à la paix des Pyrénées.

La dépopulation de l’Espagne a été si grande que le célèbre Ustariz, homme d’État, qui écrivait en 1723 pour le bien de son pays, n’y compte qu’environ sept millions d’habitants, un peu moins des deux cinquièmes de ceux de la France ; et en se plaignant de la diminution des citoyens, il se plaint aussi que le nombre des moines soit toujours resté le même. Il avoue que les revenus du maître des mines d’or et d’argent ne se montaient pas à quatre-vingts millions de nos livres d’aujourd’hui.

Les Espagnols, depuis le temps de Philippe II jusqu’à Philippe IV, se signalèrent dans les arts de génie. Leur théâtre, tout imparfait qu’il était, l’emportait sur celui des autres nations ; il servit de modèle à celui d’Angleterre, et lorsque ensuite la tragédie commença à paraître en France avec quelque éclat, elle emprunta beaucoup de la scène espagnole. L’histoire, les romans agréables, les fictions ingénieuses, la morale, furent traités en Espagne avec un succès qui passa beaucoup celui du théâtre ; mais la saine philosophie y fut toujours ignorée. L’Inquisition et la superstition y perpétuèrent les erreurs scolastiques ; les mathématiques y furent peu cultivées, et les Espagnols, dans leurs guerres, employèrent presque toujours des ingénieurs italiens. Ils eurent quelques peintres du second rang, et jamais d’école de peinture. L’architecture n’y fit point de grands progrès : l’Escurial fut bâti sur les dessins d’un Français. Les arts mécaniques y étaient tous très-grossiers. La magnificence des grands seigneurs consistait dans de grands amas de vaisselle d’argent, et dans un nombreux domestique. Il régnait chez les grands une générosité d’ostentation qui en imposait aux étrangers, et qui n’était en usage que dans l’Espagne : c’était de partager l’argent qu’on gagnait au jeu avec tous les assistants, de quelque condition qu’ils fussent. Montrésor rapporte que quand le duc de Lerme reçut Gaston, frère de Louis XIII, et sa suite dans les Pays-Bas, il étala une magni-