Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome13.djvu/50

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
38
CHAPITRE CLXXVII.

ficence bien plus singulière. Ce premier ministre, chez qui Gaston resta plusieurs jours, faisait mettre après chaque repas deux mille louis d’or sur une grande table de jeu. Les suivants de Monsieur, et ce prince lui-même, jouaient avec cet argent.

Les fêtes des combats de taureaux étaient très-fréquentes, comme elles le sont encore aujourd’hui ; et c’était le spectacle le plus magnifique et le plus galant, comme le plus dangereux. Cependant rien de ce qui rend la vie commode n’était connu. Cette disette de l’utile et de l’agréable augmenta depuis l’expulsion des Maures. De là vient qu’on voyage en Espagne comme dans les déserts de l’Arabie, et que dans les villes on trouve peu de ressource. La société ne fut pas plus perfectionnée que les arts de la main. Les femmes, presque aussi renfermées qu’en Afrique, comparant cet esclavage avec la liberté de la France, en étaient plus malheureuses. Cette contrainte avait perfectionné un art ignoré parmi nous, celui de parler avec les doigts : un amant ne s’expliquait pas autrement sous les fenêtres de sa maîtresse, qui ouvrait en ce moment-là ces petites grilles de bois nommées jalousies, tenant lieu de vitres, pour lui répondre dans la même langue. Tout le monde jouait de la guitare, et la tristesse n’en était pas moins répandue sur la face de l’Espagne. Les pratiques de dévotion tenaient lieu d’occupation à des citoyens désœuvrés.

On disait alors que la fierté, la dévotion, l’amour, et l’oisiveté, composaient le caractère de la nation ; mais aussi il n’y eut aucune de ces révolutions sanglantes, de ces conspirations, de ces châtiments cruels, qu’on voyait dans les autres cours de l’Europe. Ni le duc de Lerme, ni le comte Olivarès, ne répandirent le sang de leurs ennemis sur les échafauds ; les rois n’y furent point assassinés comme en France, et ne périrent point par la main du bourreau, comme en Angleterre. Enfin sans les horreurs de l’Inquisition on n’aurait eu alors rien à reprocher à l’Espagne.

Après la mort de Philippe IV, arrivée en 1666, l’Espagne fut très-malheureuse. Marie d’Autriche, sa veuve, sœur de l’empereur Léopold, fut régente dans la minorité de don Carlos, ou Charles II du nom, son fils. Sa régence ne fut pas si orageuse que celle d’Anne d’Autriche en France ; mais elles eurent ces tristes conformités que la reine d’Espagne s’attira la haine des Espagnols pour avoir donné le ministère à un prêtre étranger, comme la reine de France révolta l’esprit des Français pour les avoir mis sous le joug d’un cardinal italien ; les grands de l’État s’élevèrent dans