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DU SIÈCLE DE LOUIS XIV.

Voiture (Vincent), né à Amiens en 1598. C’est le premier qui fut en France ce qu’on appelle un bel esprit. Il n’eut guère que ce mérite dans ses écrits, sur lesquels on ne peut se former le goût[1] ; mais ce mérite était alors très-rare. On a de lui de très-jolis vers, mais en petit nombre. Ceux qu’il fit pour la reine Anne d’Autriche, et qu’on n’imprima pas dans son recueil, sont un monument de cette liberté galante qui régnait à la cour de cette reine, dont les Frondeurs lassèrent la douceur et la bonté.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je pensois si le cardinal,
J’entends celui de La Valette,
Pouvoit voir l’éclat sans égal
Dans lequel maintenant vous ête[2] ;
J’entends celui de la beauté :
Car auprès je n’estime guère,
Cela soit dit sans vous déplaire,
Tout l’éclat de la majesté[3].

  1. Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Lettres familières.
  2. Alors on était dans l’usage de retrancher, dans les vers, les lettres finales qui incommodaient : vous ête pour vous êtes. C’est ainsi qu’en usent les Italiens et les Anglais. La poésie française est trop gênée, et très-souvent trop prosaïque. (Note de Voltaire.)
  3. Voiture, valet de chambre de la reine mère, rêvant à la fontaine de Belle-eau, la reine vint par derrière, lui donna un coup sur l’épaule, et lui demanda le sujet de sa rêverie. Sur quoi il lui répondit qu’il aurait l’honneur de le lui donner par écrit à son coucher ; et voici les vers qu’il fit :

    Je pensois que la destinée,
    Après tant d’injustes rigueurs,
    Vous a justement couronnée
    D’éclat, de gloire, et de grandeurs ;
    Mais que vous étiez plus heureuse
    Lorsque vous étiez autrefois,
    Je ne veux pas dire amoureuse,
    La rime le veut toutefois ;
    Je pensois (car nous autres poëtes
    Nous pensons extravagamment)
    Ce que, dans l’état où vous êtes,
    Vous penseriez en ce moment
    Si vous voyiez dans cette place
    Venir le duc de Buckingham,
    Et lequel seroit en disgrâce
    De lui ou du père Vincent.
    Je pensois que le cardinal,
    J’entends celui de La Valette,
    Auroit un plaisir sans égal
    En voyant l’éclat où vous ête :
    Je dis celui de la beauté,
    Car sans lui je n’estime guère,
    Cela soit dit sans vous déplaire.
    Tout celui de la majesté ;
    Que tant de charmes, de jeunesse,
    Pour vous le feroit soupirer,
    Et que madame la princesse
    Auroit beau s’en désespérer.
    Je pensois à la plus aimable
    Qui fut jadis dessous les cieux ;
    À l’âme la plus admirable
    Que formèrent jamais les dieux ;
    À la ravissante merveille
    De cette taille sans pareille,
    À la bouche la plus vermeille ;
    La plus belle qu’on ait jamais ;
    À deux pieds gentils et bien faits
    Où le temple d’amour se fonde ;
    À deux incomparables mains,
    À qui le ciel et les destins
    Ont promis le sceptre du monde ;
    À mille grâces, mille attraits,
    À cent mille charmes secrets,
    À deux beaux yeux remplis de flamme
    Qui rangent tout dessous leurs lois :
    Devinez sur cela, madame,
    Et dites à quoi je pensois.

    Voltaire, dans ses Remarques sur l’épître dédicatoire de Polyeucte (Commentaires sur Corneille) cite quatre vers de cette pièce, qu’il dit et que je crois inédite. Cependant vingt-quatre vers, dont huit ne sont pas dans la copie que j’ai suivie, avaient été imprimés dans les Mémoires de Mme  de Motteville. (B.)