Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome14.djvu/249

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Le duc de Créquy, ambassadeur auprès du pape, avait révolté les Romains par sa hauteur : ses domestiques, gens qui poussent toujours à l’extrême les défauts de leur maître, commettaient dans Rome les mêmes désordres que la jeunesse indisciplinable de Paris, qui se faisait alors un honneur d’attaquer toutes les nuits le guet qui veille à la garde de la ville.

Quelques laquais du duc de Créquy s’avisèrent de charger, l’épée à la main, une escouade des Corses (ce sont des gardes du pape qui appuient les exécutions de la justice). Tout le corps des Corses offensé, et secrètement animé par don Mario Chigi, frère du pape Alexandre VII, qui haïssait le duc de Créquy, vint en armes assiéger la maison de l’ambassadeur (20 août 1662). Ils tirèrent sur le carrosse de l’ambassadrice, qui rentrait alors dans son palais ; ils lui tuèrent un page[1] et blessèrent plusieurs domestiques. Le duc de Créquy sortit de Rome, accusant les parents du pape, et le pape lui-même, d’avoir favorisé cet assassinat. Le pape différa tant qu’il put la réparation, persuadé qu’avec les Français il n’y a qu’à temporiser, et que tout s’oublie. Il fit pendre un Corse et un sbire au bout de quatre mois ; et il fit sortir de Rome le gouverneur, soupçonné d’avoir autorisé l’attentat ; mais il fut consterné d’apprendre que le roi menaçait de faire assiéger Rome, qu’il faisait déjà passer des troupes en Italie, et que le maréchal du Plessis-Praslin était nommé pour les commander. L’affaire était devenue une querelle de nation à nation, et le roi voulait faire respecter la sienne. Le pape, avant de faire la satisfaction qu’on demandait, implora la médiation de tous les princes catholiques : il fit ce qu’il put pour les animer contre Louis XIV ; mais les circonstances n’étaient pas favorables au pape. L’empire était attaqué par les Turcs ; l’Espagne était embarrassée dans une guerre peu heureuse contre le Portugal.

La cour romaine ne fit qu’irriter le roi sans pouvoir lui nuire. Le parlement de Provence cita le pape, et fit saisir le comtat d’Avignon. Dans d’autres temps les excommunications de Rome auraient suivi ces outrages ; mais c’étaient des armes usées et devenues ridicules : il fallut que le pape pliât ; il fut forcé d’exiler de Rome son propre frère ; d’envoyer son neveu, le cardinal Chigi, en qualité de légat a latere[2], faire satisfaction au roi ; de casser la garde corse, et d’élever dans Rome une pyramide, avec une

  1. Voltaire reparle de cet événement dans son opuscule intitulé les Droits des hommes.
  2. Voyez l’Essai sur les Mœurs, tome XI, page 362.