Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome14.djvu/248

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pas de plus ou de moins dans une procession, un fauteuil placé près d’un autel, ou vis-à-vis la chaire d’un prédicateur, étaient des triomphes, et établissaient des titres pour cette prééminence. La chimère du point d’honneur était extrême alors sur cet article entre les couronnes, comme la fureur des duels entre les particuliers.

(1661) Il arriva qu’à l’entrée d’un ambassadeur de Suède à Londres, le comte d’Estrades, ambassadeur de France, et le baron de Vatteville, ambassadeur d’Espagne, se disputèrent le pas. L’Espagnol, avec plus d’argent et une plus nombreuse suite, avait gagné la populace anglaise : il fait d’abord tuer les chevaux des carrosses français, et bientôt les gens du comte d’Estrades, blessés et dispersés, laissèrent les Espagnols marcher l’épée nue comme en triomphe.

Louis XIV, informé de cette insulte, rappela l’ambassadeur qu’il avait à Madrid, fit sortir de France celui d’Espagne, rompit les conférences qui se tenaient encore en Flandre au sujet des limites, et fit dire au roi Philippe IV, son beau-père, que s’il ne reconnaissait la supériorité de la couronne de France et ne réparait cet affront par une satisfaction solennelle, la guerre allait recommencer. Philippe IV ne voulut pas replonger son royaume dans une guerre nouvelle pour la préséance d’un ambassadeur : il envoya le comte de Fuentes déclarer au roi, à Fontainebleau, en présence de tous les ministres étrangers qui étaient en France (24 mars 1662), que « les ministres espagnols ne concourraient plus dorénavant avec ceux de France ». Ce n’en était pas assez pour reconnaître nettement la prééminence du roi ; mais c’en était assez pour un aveu authentique de la faiblesse espagnole. Cette cour, encore fière, murmura longtemps de son humiliation. Depuis, plusieurs ministres espagnols ont renouvelé leurs anciennes prétentions : ils ont obtenu l’égalité à Nimègue ; mais Louis XIV acquit alors par sa fermeté une supériorité réelle dans l’Europe, en faisant voir combien il était à craindre.

À peine sorti de cette petite affaire avec tant de grandeur, il en marqua encore davantage dans une occasion où sa gloire semblait moins intéressée. Les jeunes Français, dans les guerres faites depuis longtemps en Italie contre l’Espagne, avaient donné aux Italiens, circonspects et jaloux, l’idée d’une nation impétueuse. L’Italie regardait toutes les nations dont elle était inondée comme des barbares, et les Français comme des barbares plus gais que les autres, mais plus dangereux, qui portaient dans toutes les maisons les plaisirs avec le mépris, et la débauche avec l’insulte. Ils étaient craints partout, et surtout à Rome.