Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome14.djvu/366

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après la mort de Louvois, au roi Jacques : « J’ai perdu un bon ministre ; mais vos affaires et les miennes n’en iront pas plus mal. » Lorsqu’il choisit Barbesieux pour succéder à Louvois dans le ministère de la guerre : « J’ai formé votre père, lui dit-il ; je vous formerai de même[1]. » Il en dit à peu près autant à Chamillart. Un roi qui avait travaillé si longtemps et si heureusement semblait avoir droit de parler ainsi ; mais sa confiance en ses lumières le trompait.

À l’égard des généraux qu’il employait, ils étaient souvent gênés par des ordres précis, comme des ambassadeurs qui ne devaient pas s’écarter de leurs instructions. Il dirigeait avec Chamillart, dans le cabinet de Mme  de Maintenon, les opérations de la campagne. Si le général voulait faire quelque grande entreprise, il fallait souvent qu’il en demandât la permission par un courrier qui trouvait, à son retour, ou l’occasion manquée, ou le général battu[2].

Les dignités et les récompenses militaires furent prodiguées sous le ministère de Chamillart. On donna la permission à trop de jeunes gens d’acheter des régiments presque au sortir de l’enfance ; tandis que, chez les ennemis, un régiment était le prix de vingt ans de service. Cette différence ne fut ensuite que trop sensible dans plus d’une occasion où un colonel expérimenté eût pu empêcher une déroute. Les croix de chevaliers de Saint-Louis, récompense inventée par le roi en 1693[3], et qui étaient l’objet de l’émulation des officiers, se vendirent dès le commencement du ministère de Chamillart. On les achetait cinquante écus dans les bureaux de la guerre. La discipline militaire, l’âme du service, si rigidement soutenue par Louvois, tomba dans un relâchement funeste : ni le nombre des soldats ne fut complet dans les com-

  1. Voyez les Mémoires manuscrits de Dangeau ; on les cite ici parce que ce fait, rapporté par eux, a été souvent confirmé par le maréchal de La Feuillade, gendre du secrétaire d’État Chamillart. Louis XIV n’avait que trois ans de plus que Louvois ; à la mort de Mazarin le roi avait vingt-trois ans ; Louvois en avait vingt, et était, depuis plusieurs années, adjoint de son père dans la place de ministre de la guerre. (Note de Voltaire.)
  2. Le maréchal de Berwick rapporte, dans ses Mémoires, que Louis XIV l’ayant consulté sur un plan imaginé par Chamillart, pour la campagne de 1708, et dont l’exécution devait être confiée au maréchal, il n’eut pas de peine à en faire voir le ridicule au roi, qui ne put s’empêcher de lui dire en riant : « Chamillart croit en savoir beaucoup plus qu’aucun général, mais il n’y entend rien du tout. » Cependant Chamillart resta encore ministre ; et, dans la même campagne, Louis XIV l’envoya en Flandre pour prononcer entre le duc de Vendôme et le maréchal de Berwick, sur les moyens d’empêcher la prise de Lille. (K.)
  3. Voyez le chapitre xxix.