Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome14.djvu/393

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cette défaite. Il resta cinq jours sans envoyer de courriers. Enfin il écrivit la confirmation de cette nouvelle, qui consternait déjà la cour de France. Et quand il reparut devant le roi, ce monarque, au lieu de lui faire des reproches, lui dit : « Monsieur le maréchal, on n’est pas heureux à notre âge. »

Le roi tire aussitôt le duc de Vendôme d’Italie, où il ne le croyait pas nécessaire, pour l’envoyer en Flandre réparer, s’il est possible, ce malheur. Il espérait du moins, avec apparence de raison, que la prise de Turin le consolerait de tant de pertes. Le prince Eugène n’était pas à portée de paraître pour secourir cette ville. Il était au delà de l’Adige, et ce fleuve, bordé en deçà d’une longue chaîne de retranchements, semblait rendre le passage impraticable. Cette grande ville était assiégée par quarante-six escadrons et cent bataillons.

Le duc de La Feuillade, qui les commandait, était l’homme le plus brillant et le plus aimable du royaume, et, quoique gendre du ministre, il avait pour lui la faveur publique. Il était fils de ce maréchal de La Feuillade qui érigea la statue de Louis XIV dans la place des Victoires. On voyait en lui le courage de son père, la même ambition, le même éclat, avec plus d’esprit. Il attendait, pour récompense de la conquête de Turin, le bâton de maréchal de France. Chamillart, son beau-père, qui l’aimait tendrement, avait tout prodigué pour lui assurer le succès. L’imagination est effrayée du détail des préparatifs de ce siège. Les lecteurs qui ne sont point à portée d’entrer dans ces discussions seront peut-être bien aises de trouver ici quel fut cet immense et inutile appareil.

On avait fait venir cent quarante pièces de canon, et il est à remarquer que chaque gros canon monté revient à environ deux mille écus. Il y avait cent dix mille boulets, cent six mille cartouches d’une façon et trois cent mille d’une autre, vingt et un mille bombes, vingt-sept mille sept cents grenades, quinze mille sacs à terre, trente mille instruments pour le pionnage, douze cent mille livres de poudre. Ajoutez à ces munitions le plomb, le fer, et le fer-blanc, les cordages, tout ce qui sert aux mineurs, le soufre, le salpêtre, les outils de toute espèce. Il est certain que les frais de tous ces préparatifs de destruction suffiraient pour fonder et pour faire fleurir la plus nombreuse colonie. Tout siège de grande ville exige ces frais immenses ; et quand il faut réparer chez soi un village ruiné, on le néglige.

Le duc de La Feuillade, plein d’ardeur et d’activité, plus capable que personne des entreprises qui ne demandaient que du