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DES BEAUX-ARTS.

dut à cette infidélité toute la réputation qu’il eut en Europe ; mais il lui dut aussi d’être perdu pour jamais à la cour. On crut voir dans le Télémaque une critique indirecte du gouvernement de Louis XIV. Sésostris, qui triomphait avec trop de faste ; Idoménée, qui établissait le luxe dans Salente, et qui oubliait le nécessaire, parurent des portraits du roi, quoique, après tout, il soit impossible d’avoir chez soi le superflu que par la surabondance des arts de la première nécessité. Le marquis de Louvois semblait, aux yeux des mécontents, représenté sous le nom de Protésilas, vain, dur, hautain, ennemi des grands capitaines qui servaient l’État et non le ministre.

Les alliés, qui, dans la guerre de 1688, s’unirent contre Louis XIV, qui depuis ébranlèrent son trône, dans la guerre de 1701, se firent une joie de le reconnaître dans ce même Idoménée, dont la hauteur révolte tous ses voisins. Ces allusions firent des impressions profondes, à la faveur de ce style harmonieux, qui insinue d’une manière si tendre la modération et la concorde. Les étrangers et les Français même, lassés de tant de guerres, virent avec une consolation maligne une satire dans un livre fait pour enseigner la vertu. Les éditions en furent innombrables. J’en ai vu quatorze en langue anglaise. Il est vrai qu’après la mort de ce monarque si craint, si envié, si respecté de tous et si haï de quelques-uns, quand la malignité humaine a cessé de s’assouvir des allusions prétendues qui censuraient sa conduite, les juges d’un goût sévère ont traité le Télémaque avec quelque rigueur. Ils ont blâmé les longueurs, les détails, les aventures trop peu liées, les descriptions trop répétées et trop uniformes de la vie champêtre ; mais ce livre a toujours été regardé comme un des beaux monuments d’un siècle florissant.

On peut compter parmi les productions d’un genre unique les Caractères de La Bruyère. Il n’y avait pas chez les anciens plus d’exemples d’un tel ouvrage que du Télémaque. Un style rapide, concis, nerveux, des expressions pittoresques, un usage tout nouveau de la langue, mais qui n’en blesse pas les règles, frappèrent le public ; et les allusions qu’on y trouvait en foule achevèrent le succès. Quand La Bruyère montra son ouvrage manuscrit à M. de Malézieu, celui-ci lui dit : « Voilà de quoi vous attirer beaucoup de lecteurs et beaucoup d’ennemis. » Ce livre baissa dans l’esprit des hommes quand une génération entière, attaquée dans l’ouvrage, fut passée. Cependant, comme il y a des choses de tous les temps et de tous les lieux, il est à croire qu’il ne sera jamais oublié. Le Télémaque a fait quelques imitateurs, les Caractères de