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CHAPITRE XXXII.

La Bruyère en ont produit davantage[1]. Il est plus aisé de faire de courtes peintures des choses qui nous frappent que d’écrire un long ouvrage d’imagination, qui plaise et qui instruise à la fois.

L’art délicat de répandre des grâces jusque sur la philosophie fut encore une chose nouvelle, dont le livre des Mondes[2] fut le premier exemple, mais exemple dangereux, parce que la véritable parure de la philosophie est l’ordre, la clarté, et surtout la vérité. Ce qui pourrait empocher cet ouvrage ingénieux d’être mis par la postérité au rang de nos livres classiques, c’est qu’il est fondé en partie sur la chimère des tourbillons de Descartes.

Il faut ajouter à ces nouveautés celles que produisit Bayle en donnant une espèce de dictionnaire de raisonnement. C’est le premier ouvrage de ce genre où l’on puisse apprendre à penser. Il faut abandonner à la destinée des livres ordinaires les articles de ce recueil qui ne contiennent que de petits faits indignes à la fois de Bayle, d’un lecteur grave, et de la postérité. Au reste, en plaçant ici Bayle parmi les auteurs qui ont honoré le siècle de Louis XIV, quoiqu’il fût réfugié en Hollande, je ne fais en cela que me conformer à l’arrêt du parlement de Toulouse, qui, en déclarant son testament valide en France, malgré la rigueur des lois, dit expressément « qu’un tel homme ne peut être regardé comme un étranger ».

On ne s’appesantira point ici sur la foule des bons livres que ce siècle a fait naître ; on ne s’arrête qu’aux productions de génie singulières ou neuves qui le caractérisent, et qui le distinguent des autres siècles. L’éloquence de Bossuet et de Bourdaloue, par exemple, n’était et ne pouvait être celle de Cicéron : c’était un genre et un mérite tout nouveau. Si quelque chose approche de l’orateur romain, ce sont les trois mémoires que Pellisson composa pour Fouquet. Ils sont dans le même genre que plusieurs oraisons de Cicéron, un mélange d’affaires judiciaires et d’affaires d’État, traité solidement avec un art qui parait peu, et orné d’une éloquence touchante.

Nous avons eu des historiens, mais point de Tite-Live. Le style de la Conjuration de Venise est comparable à celui de Salluste. On voit que l’abbé de Saint-Réal l’avait pris pour modèle, et peut-être

  1. Dans l’édition de 1751 Voltaire disait : « Le Télémaque n’a point fait d’imitateurs ; les Caractères de La Bruyère en ont produit. » C’est en 1750 que Voltaire se corrigea. (B.)

    — Parmi les imitations du Télémaque on peut citer les Voyages de Cyrus, par Ramsay, Sethos, par l’abbé Terrasson, etc.

  2. Entretiens sur la pluralité des mondes, par Fontenelle.