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PREMIERE PARTIE.

suis point devin. Ce n’était pas certainement le comte de Vermandois ; ce n’était pas le duc de Beaufort, qui ne disparut qu’au siége de Candie, et dont on ne put distinguer le corps dont les Turcs avaient coupé la tête. M. de Chamillart disait quelquefois, pour se débarrasser des questions pressantes du dernier maréchal de La Feuillade et de M. de Caumartin, que c’était un homme qui avait tous les secrets de M. Fouquet. Il avouait donc au moins par là que cet inconnu avait été enlevé quelque temps après la mort du cardinal Mazarin. Or pourquoi des précautions si inouïes pour un confident de M. Fouquet, pour un sulbaterne ? Qu’on songe qu’il ne disparut en ce temps-là aucun homme considérable. Il est donc clair que c’était un prisonnier de la plus grande importance, dont la destinée avait toujours été secrète. C’est tout ce qu’il est permis de conjecturer[1].

Le critique, sans rien approfondir, se contente de mettre en note, ouï-dire. Mais une grande partie de l’histoire n’est fondée que sur des ouï-dire rassemblés et comparés. Aucun historien, quel qu’il soit, n’a tout vu. Le nombre et la force des témoignages forment une probabilité plus ou moins grande. L’histoire de l’homme au masque de fer n’est pas démontrée comme une proposition d’Euclide ; mais le grand nombre des témoignages qui la confirment, celui des vieillards qui en ont entendu parler aux ministres, la rendent plus authentique pour nous qu’aucun fait particulier des quatre cents premières années de l’histoire romaine.

Le critique me reproche d’affecter, sur d’autres points, de citer des autorités respectables, entre autres celle du cardinal de Fleury, comme si j’étais un jeune homme ébloui de la grandeur. La familiarité avec les puissants de ce monde est une vanité ; et il faut être bien faible pour en faire gloire.

Vous dites, pour infirmer le témoignage du cardinal de Fleury, qu’il ne m’aimait pas : cela peut être ; aussi n’ai-je point dit qu’il m’aimât. J’aurais plus volontiers fait ma cour au savant abbé de Fleury qu’à l’heureux cardinal de Fleury ; mais je suis obligé d’avouer que lorsqu’il sut que je travaillais, je ne dirai pas à l’histoire de Louis XIV, mais au tableau de son siècle, il me fit venir quelquefois à Issy pour m’apprendre, disait-il, des anecdotes. Ce fut lui, et lui seul, dont je tins que M. de Bâville, intendant du Languedoc, avait été le principal instigateur de la fameuse révocation de l’édit de Nantes. Il le savait bien : c’était à M. de Bâville

  1. Voyez le Dictionnaire philosophique, à l’article Anecdotes.