Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome15.djvu/193

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Tout était paisible depuis la Russie jusqu’à l’Espagne, lorsque la mort d’Auguste II[1], roi de Pologne, électeur de Saxe, replongea

    sant, et il se laissa placer dans la voiture. Un colonel des satellites voulut y monter avec lui ; ce colonel était un homme de fortune. Victor le repoussa avec la main. « Apprenez, lui dit-il, que dans quelque état que soit votre roi, vous n’êtes pas fait pour vous asseoir à côte de lui. » On le conduisit à Rivoli, dans une maison dont on avait fait griller les fenêtres, et où il était entouré de gardes et d’espions. Sa femme fut conduite dans la forteresse de Ceva, où l’on n’enfermait que des femmes perdues.

    Le marquis Fosquieri, le marquis de Rivarol, deux médecins, un apothicaire, furent arrêtés pour achever de tromper le roi, et pour en imposer au peuple ; mais bientôt après on fut obligé de les relâcher. On ne trouva dans la cassette du roi Victor aucun papier qui annonçât des projets ; et trente mille livres, reste d’un quartier de sa pension, payé quelques jours auparavant, étaient tout son trésor. Tels avaient été les préparatifs de la prétendue révolution.

    Louis XV, petit-fils du roi Victor, pouvait prendre la défense de son grand-père ; il se serait couvert de gloire en marchant lui-même à son secours à la tête d’une armée. La nation eût applaudi à cette guerre ; l’Europe eût respecté ses motifs. Comment le roi Charles, sans alliés, au milieu d’un peuple qui avait cessé de haïr un prince malheureux, et ne se souvenait plus que de sa prison, ne pouvant compter ni sur ses troupes, ni sur les commandants de ses places, ni sur sa noblesse, eût-il pu résister aux premières nouvelles de la résolution de son neveu ? Il eût vu l’abîme où l’ingratitude et la scélératesse d’Ormea l’avaient plongé ; et cette victime immolée à son père eût rétabli la paix, et lui eût rendu sa gloire.

    Le cardinal de Fleury n’avait qu’une politique faible ou machiavéliste ; le garde des sceaux Chauvelin n’avait point un génie plus élevé. Ils ne furent frappés que de la crainte d’obliger le roi Charles de s’unir avec l’empereur ; la nature, le devoir, l’honneur, furent sacrifiés à un intérêt qui même n’existait pas, et ils portèrent la pusillanimité jusqu’à ne pas oser faire demander, au nom du roi de France, qu’on adoucît la prison de son grand-père, tandis que le roi Charles et ses deux ministres étaient dans les plus grandes inquiétudes sur le parti que la France pourrait prendre.

    Fleury avait peut-être des motifs plus personnels ; il craignait de rapprocher Louis XV de son aïeul ; il n’ignorait pas que Victor-Amédée blâmait sa conduite, le soin qu’il avait d’éloigner le roi des affaires, de ne lui laisser voir ni ses troupes, ni ses places de guerre, ni ses provinces, de favoriser sa timidité naturelle qui l’empêchait de parler à ses sujets ou aux étrangers.

    Quelques mois après, on transporta le roi Victor à Montcarlier. Rivoli était placé sur le grand chemin de France à Rome, à la vue du palais de Turin, dans les campagnes où le roi chassait tous les jours. Un étranger, que le roi Victor avait traité avec cette affabilité franche qui plaît tant dans les rois, fut le seul qui osa s’intéresser à son infortune ; il fit sentir à d’Ormea combien toutes ces circonstances rendaient plus odieuse encore la prison de ce malheureux prince. On lui rendit sa femme, à laquelle d’Ormea défendit, sous peine de la vie, d’avouer qu’elle eût été enfermée au château de Ceva. Il mourut la même année. Dans ses derniers jours, il demandait à voir son fils, promettant de ne lui faire aucun reproche. D’Ormea eut le crédit d’empêcher une entrevue qui pouvait le perdre, en apprenant au roi que toute cette horrible catastrophe était l’ouvrage de son ministre. Telle fut la fin de Victor-Amédée, victime d’un sujet qu’il avait comblé de biens. Les malheurs

  1. C’est le prince que l’histoire et Voltaire lui-même (voyez tome XIV, page 11) appellent Auguste Ier. Voyez la note, tome XIII, page 213.