Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome15.djvu/56

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fois sur la tête de Jésus-Christ. Cette épine était depuis quelque temps à Port-Royal. Il n’est pas trop aisé de savoir comment elle avait été sauvée et transportée de Jérusalem au Faubourg Saint-Jacques. La malade la baisa : elle parut guérie plusieurs jours après. On ne manqua pas d’affirmer et d’attester qu’elle avait été guérie en un clin d’œil d’une fistule lacrymale désespérée. Cette fille n’est morte qu’en 1728. Des personnes qui ont longtemps vécu avec elle m’ont assuré que sa guérison avait été fort longue, et c’est ce qui est bien vraisemblable ; mais ce qui ne l’est guère, c’est que Dieu, qui ne fait point de miracles pour amener à notre religion les dix-neuf vingtièmes de la terre, à qui cette religion est ou inconnue on en horreur, eût en effet interrompu l’ordre de la nature en faveur d’une petite fille, pour justifier une douzaine de religieuses qui prétendaient que Cornélius Jansénius n’avait point écrit une douzaine de lignes qu’on lui attribue, ou qu’il les avait écrites dans une autre intention que celle qui lui est imputée.

Le miracle eut un si grand éclat que les jésuites écrivirent contre lui. Un P. Annat[1], confesseur de Louis XIV, publia le Rabat-joie des jansénistes, à l’occasion du miracle qu’on dit être arrivé à Port-Royal, par un docteur catholique. Annat n’était ni docteur ni docte. Il crut démontrer que si une épine était venue de Judée à Paris guérir la petite Perrier, c’était pour lui prouver que Jésus est mort pour tous, et non pour plusieurs : tous sifflèrent le P. Annat. Les jésuites prirent alors le parti de faire aussi des miracles de leur côté ; mais ils n’eurent point la vogue : ceux des jansénistes étaient les seuls à la mode alors. Ils firent encore quelques années après un autre miracle. Il y eut à Port-Royal une sœur Gertrude guérie d’une enflure à la jambe. Ce prodige-là n’eut point de succès : le temps était passé, et sœur Gertrude n’avait point un Pascal pour oncle.

Les jésuites, qui avaient pour eux les papes et les rois, étaient entièrement décriés dans l’esprit des peuples. On renouvelait contre eux les anciennes histoires de l’assassinat de Henri le Grand, médité par Barrière, exécuté par Châtel, leur écolier, le supplice du P. Guignard, leur bannissement de France et de Venise, la conjuration des poudres, la banqueroute de Séville[2]. On tentait

  1. François Annat, dont le vrai nom paraît avoir été Canard, fut le troisième confesseur de Louis XIV. Il abdiqua, après seize ans de règne, en 1670, et mourut quelques mois après, le 14 juin de la même année. (Cl.)
  2. Voyez Histoire du Parlement, chapitre lxviii.