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NOUVELLES CONSIDÉRATIONS SUR L'HISTOIRE.


Paris, Londres, Constantinople, le grand Caire, Amsterdam, Hambourg, n’existaient pas. Il y avait trois cents nations dans les Gaules ; mais ces trois cents nations ne valaient la nôtre ni en nombre d’hommes ni en industrie. L’Allemagne était une forêt : elle est couverte de cent villes opulentes. Il semble que l’esprit de critique, lassé de ne persécuter que des particuliers, ait pris pour objet l’univers. On crie toujours que ce monde dégénère ; et on veut encore qu’il se dépeuple. Quoi donc ! nous faudra-t-il regretter les temps où il n’y avait pas de grand chemin de Bordeaux à Orléans, et où Paris était une petite ville dans laquelle on s’égorgeait ? On a beau dire, l’Europe a plus d’hommes qu’alors, et les hommes valent mieux. On pourra savoir dans quelques années combien l’Europe est en effet peuplée : car dans presque toutes les grandes villes on rend public le nombre des naissances au bout de l’année, et sur la règle exacte et sûre que vient de donner un Hollandais aussi habile qu’infatigable, on sait le nombre des habitants par celui des naissances. Voilà déjà un des objets de la curiosité de quiconque veut lire l’histoire en citoyen et en philosophe. Il sera bien loin de s’en tenir à cette connaissance ; il recherchera quel a été le vice radical et la vertu dominante d’une nation ; pourquoi elle a été puissante ou faible sur la mer ; comment et jusqu’à quel point elle s’est enrichie depuis un siècle ; les registres des exportations peuvent l’apprendre. Il voudra savoir comment les arts, les manufactures, se sont établis ; il suivra leur passage et leur retour d’un pays dans un autre. Les changements dans les mœurs et dans les lois seront enfin son grand objet. On saurait ainsi l’histoire des hommes, au lieu de savoir une faible partie de l’histoire des rois et des cours.

En vain je lis les annales de France ; nos historiens se taisent tous sur ces détails. Aucun n’a eu pour devise : Homo sum, humani nil a me alienum puto[1]. Il faudrait donc, me semble, incorporer avec art ces connaissances utiles dans le tissu des événements. Je crois que c’est la seule manière d’écrire l’histoire moderne en vrai politique et en vrai philosophe. Traiter l’histoire ancienne, c’est compiler, me semble, quelques vérités avec mille mensonges. Cette histoire n’est peut-être utile que de la même manière dont l’est la fable : par de grands événements qui font le sujet perpétuel de nos tableaux, de nos poèmes, de nos conversations, et dont on tire des traits de morale. Il faut savoir les exploits d’Alexandre comme on sait les travaux d’Hercule.

  1. Térence, Heautontimorumenos, I, I.