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HISTOIRE DE CHARLES XII.


lui pour le conjurer de ne pas hasarder une vie si précieuse dans une occasion si inutile.

Le roi, pour toute réponse, lui fit voir ses retranchements, et le pria d’employer sa médiation seulement pour lui faire avoir des vivres ; on obtint aisément des Turcs de laisser passer des provisions dans le camp du roi, en attendant que le courrier fût revenu d’Andrinople. Le kan même avait défendu à ses Tartares, impatients du pillage, de rien attenter contre les Suédois jusqu’à nouvel ordre ; de sorte que Charles XII sortait quelquefois de son camp avec quarante chevaux, et courait au milieu des troupes tartares, qui lui laissaient respectueusement le passage libre : il marchait même droit à leurs rangs, et ils s’ouvraient plutôt que de résister.

Enfin l’ordre du Grand Seigneur étant venu de passer au fil de l’épée tous les Suédois qui feraient la moindre résistance, et de ne pas épargner la vie du roi, le bacha eut la complaisance de montrer cet ordre à M. Fabrice, afin qu’il fit un dernier effort sur l’esprit de Charles. Fabrice vint faire aussitôt ce triste rapport. « Avez-vous vu l’ordre dont vous parlez ? dit le roi. — Oui, répondit Fabrice. — Eh bien, dites-leur de ma part que c’est un second ordre qu’ils ont supposé, et que je ne veux point partir. » Fabrice se jeta à ses pieds, se mit en colère, lui reprocha son opiniâtreté : tout fut inutile. « Retournez à vos Turcs, lui dit le roi en souriant ; s’ils m’attaquent, je saurai bien me défendre. »

Les chapelains du roi se mirent aussi à genoux devant lui, le conjurant de ne pas exposer à un massacre certain les malheureux restes de Pultava, et surtout sa personne sacrée ; l’assurant de plus que cette résistance était injuste, qu’il violait les droits de l’hospitalité en s’opiniâtrant à rester par force chez des étrangers qui l’avaient si longtemps et si généreusement secouru. Le roi, qui ne s’était point fâché contre Fabrice, se mit en colère contre ses prêtres, et leur dit qu’il les avait pris pour faire les prières, et non pour lui dire leurs avis.

Le général Hord et le général Dahldorf, dont le sentiment avait toujours été de ne pas tenter un combat dont la suite ne pouvait être que funeste, montrèrent au roi leurs estomacs couverts de blessures reçues à son service ; et, l’assurant qu’ils étaient prêts de mourir pour lui, ils le supplièrent que ce fût au moins dans une occasion plus nécessaire. « Je sais par vos blessures et par les miennes, leur dit Charles XII, que nous avons vaillamment combattu ensemble ; vous avez fait votre devoir jusqu’à présent ; il faut le faire encore aujourd’hui. » Il n’y eut plus alors