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HISTOIRE DE CHARLES XII.


Les janissaires tombent sur lui de tous côtés ; ils étaient animés par la promesse qu’avait faite le bacha de huit ducats d’or à chacun de ceux qui auraient seulement touché son habit, en cas qu’on pût le prendre. Il blessait et il tuait tous ceux qui s’approchaient de sa personne. Un janissaire qu’il avait blessé lui appuya son mousqueton sur le visage : si le bras du Turc n’avait fait un mouvement causé par la foule qui allait et qui venait comme des vagues, le roi était mort ; la balle glissa sur son nez, lui emporta un bout de l’oreille, et alla casser le bras au général Hord, dont la destinée était d’être toujours blessé à côté de son maître[1].

Le roi enfonça son épée dans l’estomac du janissaire ; en même temps ses domestiques, qui étaient enfermés dans la grande salle, en ouvrent la porte : le roi entre comme un trait, suivi de sa petite troupe ; on referme la porte dans l’instant, et on la barricade avec tout ce qu’on peut trouver. Voilà Charles XII dans cette salle, enfermé avec toute sa suite, qui consistait en près de soixante hommes, officiers, gardes, secrétaires, valets de chambre, domestiques de toute espèce.

Les janissaires et les Tartares pillaient le reste de la maison, et remplissaient les appartements. « Allons un peu chasser de chez moi ces barbares », dit-il ; et, se mettant à la tête de son monde, il ouvrit lui-même la porte de la salle, qui donnait dans son appartement à coucher ; il entre, et fait feu sur ceux qui pillaient.

Les Turcs, chargés de butin, épouvantés de la subite apparition de ce roi qu’ils étaient accoutumés à respecter, jettent leurs armes, sautent par la fenêtre, ou se retirent jusque dans les caves ; le roi, profitant de leur désordre, et les siens animés par le succès, poursuivent les Turcs de chambre en chambre, tuent ou blessent ceux qui ne fuient point, et en un quart d’heure nettoient la maison d’ennemis.

Le roi aperçut, dans la chaleur du combat, deux janissaires qui se cachaient sous son lit : il en tua un d’un coup d’épée ; l’autre lui demanda pardon en criant amman. « Je te donne la vie, dit le roi au Turc, à condition que tu iras faire au bacha un fidèle récit de ce que tu as vu. » Le Turc promit aisément ce qu’on voulut, et on lui permit de sauter par la fenêtre comme les autres.

Les Suédois étant enfin maîtres de la maison refermèrent et barricadèrent encore les fenêtres. Ils ne manquaient point d’armes : une chambre basse, pleine de mousquets et de poudre, avait échappé à la recherche tumultueuse des janissaires ; on s’en

  1. Voyez page 253.