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CAMPAGNE DU PRUTH.


officier de Charles XII, lequel servit d’abord d’interprète ; et les articles furent rédigés publiquement par le premier secrétaire du viziriat, nommé Hummer Effendi. Le comte Poniatowski y était présent lui-même. Le présent qu’on faisait au kiaia fut offert publiquement et en cérémonie ; tout se passa selon l’usage des Orientaux ; on se fit des présents réciproques : rien ne ressemble moins à une trahison. Ce qui détermina le vizir à conclure, c’est que dans ce temps-là même le corps d’armée commandé par le général Renne, sur la rivière de Sireth en Moldavie, avait passé trois rivières, et était alors vers le Danube, où Renne venait de prendre la ville et le château de Brahila, défendus par une garnison nombreuse commandée par un pacha. Le czar avait un autre corps d’armée qui avançait des frontières de la Pologne. Il est de plus très-vraisemblable que le vizir ne fut pas instruit de la disette que souffraient les Russes. Le compte des vivres et des munitions n’est pas communiqué à son ennemi ; on se vante, au contraire, devant lui d’être dans l’abondance, dans le temps qu’on souffre le plus. Il n’y a point de transfuge entre les Turcs et les Russes ; la différence des vêtements, de la religion et du langage, ne le permet pas. Ils ne connaissent point comme nous la désertion ; aussi le grand vizir ne savait pas au juste dans quel état déplorable était l’armée de Pierre.

Baltagi, qui n’aimait pas la guerre, et qui cependant l’avait bien faite, crut que son expédition était assez heureuse s’il remettait aux mains du Grand Seigneur les villes et les ports pour lesquels il combattait ; s’il renvoyait des bords du Danube en Russie l’armée victorieuse du général Renne, et s’il fermait à jamais l’entrée des Palus-Méotides, le Bosphore cimmérien, la mer Noire, à un prince entreprenant ; enfin s’il ne mettait pas des avantages certains au risque d’une nouvelle bataille, qu’après tout le désespoir pouvait gagner contre la force : il avait vu ses janissaires repoussés la veille, et il y avait bien plus d’un exemple de victoires remportées par le petit nombre contre le grand. Telles furent ses raisons : ni les officiers de Charles qui étaient dans son armée, ni le kan des Tartares ne les approuvèrent : l’intérêt des Tartares était de pouvoir exercer leurs pillages sur les frontières de Russie et de Pologne ; l’intérêt de Charles XII était de se venger du czar ; mais le général, le premier ministre de l’empire ottoman, n’était animé ni par la vengeance particulière d’un prince chrétien, ni par l’amour du butin qui conduisait les Tartares. Dès qu’on fut convenu d’une suspension d’armes, les Russes achetèrent des Turcs les vivres dont ils manquaient. Les articles de cette paix ne furent