Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome17.djvu/12

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
iv
AVERTISSEMENT.

s’était grossi de ces pernicieux livrets. On en glissait sous les portes, on en pendait aux cordons de sonnettes, les bancs des promenades en étaient couverts. Dans les lieux d’instruction religieuse, ils se trouvaient substitués comme par enchantement aux catéchismes ; et, jusque dans le temple de la Madeleine, des Dictionnaires portatifs, habillés comme des psautiers, traînaient sur les banquettes, où ils ne laissaient pas d’être ramassés par quelqu’un. On est pris de vertige rien qu’en lisant (dans l’ouvrage de M. Gaberel : Voltaire et les Genevois[1]) l’énumération abrégée de ces piéges continuels tendus par « l’infernal vieillard » sous les pas de l’innocence et de la piété. Mais nous voulons croire que tout cela est quelque peu enflé. Les horlogers surtout, ces horlogers qui formèrent la population du Ferney naissant, étaient des distributeurs actifs et les agents de cette propagande clandestine. « On en trouvait des piles (des piles de libelles) dans les cabinets d’horlogers, et les petits messagers avouaient qu’un monsieur leur avait donné six sous pour déposer le paquet sur l’établi du patron. » Si ces brochures étaient dévorées par les hommes, les femmes, plus dociles aux exhortations des pasteurs, les avaient en une sainte horreur ; et pour les sauver de quelque auto-da-fé, il n’était que prudent de les tenir sous triple verrou. Un de ces braves gens était parvenu à réunir toute une bibliothèque de ces petits livres, dont il ne se serait pas dessaisi pour des trésors. Un jour, après le dîner, sa mère, avec laquelle il vivait, lui dit : « Il était bon le fricot, il avait bon goût, n’est-ce pas ? — Mais oui, très-bon, et surtout chaud à point, répond celui-ci. — Ah ! chaud, je le crois bien ! Si tu veux savoir de quel bois je l’ai chauffé, va voir ta cachette à Voltaire. « La vieille avait découvert le coin, selon l’expression genevoise, et tout y avait passé ! »

Le grand conseil menaçait de brûler le Portatif. « Un magistrat, écrivait Voltaire à d’Argental[2], vint me demander poliment la permission de brûler un certain Portatif ; je lui dis que ses confrères étaient bien les maîtres, pourvu qu’ils ne brûlassent pas ma personne, et que je ne prenais nul intérêt à aucun Portatif. »

Voltaire le désavouait énergiquement. Bien mieux, suivant une habitude déjà ancienne, il dénonçait lui-même l’ouvrage incriminé, et adressait, le 12 janvier 1765, la lettre suivante aux autorités de la république : « Je suis obligé d’avertir le Magnifique Conseil de Genève que, parmi les libelles pernicieux dont cette ville est inondée depuis quelque temps, tous imprimés à Amsterdam, chez Marc-Michel Rey, il arrive lundi prochain chez le nommé Chirol, libraire de Genève, un ballot contenant des Dictionnaire philosophique, des Évangile de la raison, et autres sottises qu’on a l’insolence de m’imputer, et que je méprise presque autant que les Lettres de la montagne[3]. Je crois satisfaire mon devoir en donnant cet avis, et je m’en remets entièrement à la sagesse du Conseil, qui saura bien réprimer toutes les infractions à la paix publique et au bon ordre. »

  1. Paris, Cherbuliez, 1857.
  2. Lettre du 23 décembre 1764.
  3. De J.-J. Rousseau.