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ÂME.

y joigne une autre substance avec la faculté de penser ; puisque nous ignorons en quoi consiste la pensée, et à quelle espèce de substance cet être tout-puissant a trouvé à propos d’accorder cette puissance, qui ne saurait être créée qu’en vertu du bon plaisir et de la bonté du Créateur. Je ne vois pas quelle contradiction il y a que Dieu, cet être pensant, éternel et tout-puissant, donne, s’il veut, quelques degrés de sentiment, de perception et de pensée à certains amas de matière créée et insensible, qu’il joint ensemble comme il le trouve à propos. »

C’était parler en homme profond, religieux et modeste[1].

On sait quelles querelles il eut à essuyer sur cette opinion, qui parut hasardée, mais qui en effet n’était en lui qu’une suite de la conviction où il était de la toute-puissance de Dieu et de la faiblesse de l’homme. Il ne disait pas que la matière pensât ; mais il disait que nous n’en savons pas assez pour démontrer qu’il est impossible à Dieu d’ajouter le don de la pensée à l’être inconnu nommé matière, après lui avoir accordé le don de la gravitation et celui du mouvement, qui sont également incompréhensibles.

Locke n’était pas assurément le seul qui eût avancé cette opinion : c’était celle de toute l’antiquité, qui, en regardant l’âme comme une matière très déliée, assurait par conséquent que la matière pouvait sentir et penser.

C’était le sentiment de Gassendi, comme on le voit dans ses objections à Descartes. « Il est vrai, dit Gassendi, que vous connaissez que vous pensez ; mais vous ignorez quelle espèce de substance vous êtes, vous qui pensez. Ainsi quoique l’opération de la pensée vous soit connue, le principal de votre essence vous est caché ; et vous ne savez point quelle est la nature de cette substance, dont l’une des opérations est de penser. Vous ressemblez à un aveugle qui, sentant la chaleur du soleil et étant averti qu’elle est causée par le soleil, croirait avoir une idée claire et distincte de cet astre parce que si on lui demandait ce que c’est que le soleil il pourrait répondre : C’est une chose qui échauffe, etc. »

  1. Voyez, le discours préliminaire de M. d’Alembert (qui fait aussi partie du tome Ier de ses Mélanges de littérature, etc..) « On peut dire qu’il créa la métaphysique à peu près comme Newton avait créé la physique. Pour connaître notre âme, ses idées et ses affections, il n’étudia point les livres, parce qu’ils l’auraient mal instruit ; il se contenta de descendre profondément en lui-même ; et après s’être, pour ainsi dire, contemplé longtemps, il ne fit, dans son Traité de l’entendement humain, que présenter aux hommes le miroir dans lequel il s’était vu. En un mot, il réduisit la métaphysique à ce qu’elle doit être en effet, la physique expérimentale de l’âme. » (Note de Voltaire.)