Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome17.djvu/194

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
174
AMOUR.

L’amour-propre surtout resserre tous ces liens. On s’applaudit de son choix, et les illusions en foule sont les ornements de cet ouvrage dont la nature a posé les fondements.

Voilà ce que tu as au-dessus des animaux ; mais si tu goûtes tant de plaisirs qu’ils ignorent, que de chagrins aussi dont les bêtes n’ont point d’idée ! Ce qu’il y a d’affreux pour toi, c’est que la nature a empoisonné dans les trois quarts de la terre les plaisirs de l’amour et les sources de la vie par une maladie épouvantable à laquelle l’homme seul est sujet, et qui n’infecte que chez lui les organes de la génération.

Il n’en est point de cette peste comme de tant d’autres maladies qui sont la suite de nos excès. Ce n’est point la débauche qui l’a introduite dans le monde. Les Phryné, les Laïs, les Flora, les Messaline, n’en furent point attaquées ; elle est née dans des îles où les hommes vivaient dans l’innocence, et de là elle s’est répandue dans l’ancien monde.

Si jamais on a pu accuser la nature de mépriser son ouvrage, de contredire son plan, d’agir contre ses vues, c’est dans ce fléau détestable qui a souillé la terre d’horreur et de turpitude. Est-ce là le meilleur des mondes possibles ? Eh quoi ! si César, Antoine, Octave, n’ont point eu cette maladie, n’était-il pas possible qu’elle ne fît point mourir François Ier ? Non, dit-on, le choses étaient ainsi ordonnées pour le mieux : je le veux croire[1] ; mais cela est triste pour ceux à qui Rabelais a dédié son livre[2].

Les philosophes érotiques ont souvent agité la question si Héloïse put encore aimer véritablement Abélard quand il fut moine et châtré ? L’une de ces qualités faisait très grand tort à l’autre.

Mais consolez-vous, Abélard, vous fûtes aimé ; la racine de l’arbre coupé conserve encore un reste de sève ; l’imagination aide le cœur. On se plaît encore à table quoiqu’on n’y mange plus. Est-ce de l’amour ? est-ce un simple souvenir ? est-ce de l’amitié ? C’est un je ne sais quoi composé de tout cela. C’est un sentiment confus qui ressemble aux passions fantastiques que les morts conservaient dans les champs Élysées. Les héros qui pendant leur vie avaient brillé dans la course des chars conduisaient après leur mort des chars imaginaires. Orphée croyait chanter encore. Héloïse

  1. Dans l’édition de 1761 du Dictionnaire philosophique, on lit : Mais cela est dur ; et c’était la fin de l’article. (B.)
  2. Ceux à qui Rabelais a dédié son livre sont les Buveurs très illustres, et vous vérolés très précieux. Voyez le Prologue de l’auteur en tête de Gargantua.