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AMPLIFICATION.

apporte dans le chapitre du Précepteur pour conserver la pureté de la première jeunesse : « Cavendum non solum crimine turpitudinis, sed etiam suspicione. » Enfin je ne crois pas qu’il y ait jamais eu aucune nation policée qui ait fait des lois[1] contre les mœurs[2].


AMPLIFICATION[3].


On prétend que c’est une belle figure de rhétorique ; peut-être aurait-on plus raison si on l’appelait un défaut. Quand on dit tout

  1. On devrait condamner messieurs les non-conformistes à présenter tous les ans à la police un enfant de leur façon. L’ex-jésuite Desfontaines fut sur le point d’être brûlé en place de Grève, pour avoir abuse de quelques petits Savoyards qui ramonaient sa cheminée ; des protecteurs le sauvèrent. Il fallait une victime : on brûla Deschaufours à sa place. Cela est bien fort ; est modus in rebus : on doit proportionner les peines aux délits. Qu’auraient dit César, Alcibiado, le roi de Bithynie Nicomède, le roi de France Henri III, et tant d’autres rois ?
    Quand on brûla Deschaufours, on se fonda sur les Établissements de saint Louis, mis en nouveau français au xve siècle. » Si aucun est soupçonné de b..... doit être mené à l’évêque ; et se il en était prouvé, l’en le doit ardoir, et tuit li meuble sont au baron, etc. » Saint Louis ne dit pas ce qu’il faut faire au baron, si le baron est soupçonné, et se il en est prouvé. Il faut observer que par le mot de b..... saint Louis entend les hérétiques, qu’on n’appelait point alors d’un autre nom. Une équivoque fit brûler à Paris Deschaufours, gentilhomme lorrain. Despréaux eut bien raison de faire une satire contre l’équivoque ; elle a causé bien plus de mal qu’on ne croit. (Note de Voltaire.)
  2. On nous permettra de faire ici quelques réflexions sur un sujet odieux et dégoûtant, mais qui malheureusement fait partie de l’histoire des opinions et des mœurs.
    Cette turpitude remonte aux premières époques de la civilisation : l’histoire grecque, l’histoire romaine, ne permettent point d’en douter. Elle était commune chez ces peuples avant qu’ils eussent formé une société régulière, dirigée par des lois écrites.
    Cela suffit pour expliquer par quelle raison ces lois ont paru la traiter avec trop d’indulgence. On ne propose point à un peuple libre des lois sévères contre une action, quelle qu’elle soit, qui y est devenue habituelle. Plusieurs des nations germaniques eurent longtemps des lois écrites qui admettaient la composition pour le meurtre.
    Solon se contenta donc de défendre cette turpitude entre les citoyens et les esclaves ; les Athéniens pouvaient sentir les motifs politiques de cette défense, et s’y soumettre : c’était d’ailleurs contre les esclaves seuls, et pour les empêcher de corrompre les jeunes gens libres, que cette loi avait été faite ; et les pères de famille, quelles que fussent leurs mœurs, n’avaient aucun intérêt de s’y opposer.
    La sévérité des mœurs des femmes dans la Grèce, l’usage des bains publics, la fureur pour les jeux où les hommes paraissaient nus, conservèrent cette turpitude de mœurs, malgré les progrès de la société et de la morale. Lycurgue, en laissant plus de liberté aux femmes, et par quelques autres de ses institutions, parvint à rendre ce vice moins commun à Sparte que dans les autres villes de la Grèce.
    Quand les mœurs d’un peuple deviennent moins agrestes, lorsqu’il connaît les arts, le luxe des richesses, s’il conserve ses vices, il cherche du moins à les voiler. La morale chrétienne, en attachant de la honte aux liaisons entre les personnes libres, en rendant le mariage indissoluble, en poursuivant le concubinage par des censures, avait rendu l’adultère commun : comme toute espèce de volupté était également un péché, il fallait bien préférer celui dont les suites ne peuvent être publiques ; et par un renversement singulier, on vit de véritables crimes devenir plus communs, plus tolérés, et moins honteux dans l’opinion que de simples faiblesses. Quand les Occidentaux commencèrent à se policer, ils imaginèrent de cacher l’adultère sous le voile de ce qu’on appelle galanterie ; les hommes avouaient hautement un amour qu’il était convenu que les femmes ne partageraient point ; les amants n’osaient rien demander, et c’était tout au plus après dix ans d’un amour pur, de combats, de victoires remportées dans les jeux, etc., qu’un chevalier pouvait espérer de trouver un moment de faiblesse. Il nous reste assez de monuments de ce temps pour nous montrer quelles étaient les mœurs que couvrait cette espèce d’hypocrisie. Il en fut de même à peu près chez les Grecs devenus polis ; les liaisons intimes entre des hommes n’avaient plus rien de honteux ; les jeunes gens s’unissaient par des serments, mais c’étaient ceux de vivre et de mourir pour la patrie ; on s’attachait à un jeune homme, au sortir de l’enfance, pour le former, pour l’instruire, pour le guider ; la passion qui se mêlait à ces amitiés était une sorte d’amour, mais d’amour pur. C’était seulement sous ce voile, dont la décence publique couvrait les vices, qu’ils étaient tolérés par l’opinion.
    Enfin, de même que l’on a souvent entendu chez les peuples modernes faire l’éloge de la galanterie chevaleresque comme d’une institution propre à élever l’âme, à inspirer le courage, ou fit aussi chez les Grecs l’éloge de cet amour qui unissait les citoyens entre eux.
    Platon dit que les Thébains firent une chose utile de le prescrire, parce qu’ils avaient besoin de polir leurs mœurs, de donner plus d’activité à leur âme, à leur esprit, engourdis par la nature de leur climat et de leur sol. On voit qu’il ne s’agit ici que d’amitié pure. C’est ainsi que, lorsqu’un prince chrétien faisait publier un tournoi où chacun devait paraître avec les couleurs de sa dame, il avait l’intention louable d’exciter l’émulation de ses chevaliers, et d’adoucir leurs mœurs ; ce n’était point l’adultère, mais seulement la galanterie qu’il voulait encourager dans ses États. Dans Athènes, suivant Platon, on devait se borner à la tolérance. Dans les États monarchiques, il était utile d’empêcher ces liaisons entre les hommes ; mais elles étaient dans les républiques un obstacle à l’établissement durable de la tyrannie. Un tyran, en immolant un citoyen, ne pouvait savoir quels vengeurs il allait armer contre lui ; il était exposé sans cesse à voir dégénérer en conspirations les associations que cet amour formait entre les hommes.
    Cependant, malgré ces idées si éloignées de nos opinions et de nos mœurs, ce vice était regardé chez les Grecs comme une débauche honteuse toutes les fois qu’il se montrait à découvert, et sans l’excuse de l’amitié ou des liaisons politiques. Lorsque Philippe vit sur le champ de bataille de Chéronée tous les soldats qui composaient le bataillon sacré, le bataillon des amis à Thèbes, tués dans le rang où ils avaient combattu : « Je ne croirai jamais, s’écria-t-il, que de si braves gens aient pu faire ou souffrir rien de honteux. » Ce mot d’un homme souillé lui-même de cette infamie est une preuve certaine de l’opinion générale des Grecs.
    À Rome, cette opinion était plus forte encore : plusieurs héros grecs, regardés comme des hommes vertueux, ont passé pour s’être livrés à ce vice, et chez les Romains on ne le voit attribué à aucun de ceux dont on nous a vanté les vertus ; seulement il paraît que chez ces deux nations on n’y attachait ni l’idée de crime, ni même celle de déshonneur, à moins de ces excès qui rendent le goût même des femmes une passion avilissante. Ce vice est très rare parmi nous, et il y serait presque inconnu sans les défauts de l’éducation publique.
    Montesquieu prétend qu’il est commun chez quelques nations mahométanes, à cause de la facilité d’avoir des femmes ; nous croyons que c’est difficulté qu’il faut lire. (K.)
  3. Questions sur l’Encyclopédie, première partie, 1770. (B.)