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ANCIENS ET MODERNES.


Si un homme à qui on sert un plat d’écrevisses qui étaient toutes grises avant la cuisson, et qui sont devenues toutes rouges dans la chaudière, croyait n’en devoir manger que lorsqu’il saurait bien précisément comment elles sont devenues rouges, il ne manderait d’écrevisses de sa vie.


ANCIENS ET MODERNES[1]


Le grand procès des anciens et des modernes n’est pas encore vidé ; il est sur le bureau depuis l’âge d’argent qui succéda à l’âge d’or. Les hommes ont toujours prétendu que le bon vieux temps valait beaucoup mieux que le temps présent. Nestor, dans l’Iliade, en voulant s’insinuer comme un sage conciliateur dans l’esprit d’Achille et d’Agamemnon, débute par leur dire « J’ai vécu autrefois avec des hommes qui valaient mieux que vous ; non, je n’ai jamais vu et je ne verrai jamais de si grands personnages que Dryas, Cénée, Exadius, Polyphème égal aux dieux, etc. »

La postérité a bien vengé Achille du mauvais compliment de Nestor, vainement loué par ceux qui ne louent que l’antique. Personne ne connaît plus Dryas ; on n’a guère entendu parler d’Exadius, ni de Cénée ; et pour Polyphème égal aux dieux, il n’a pas une trop bonne réputation, à moins que ce ne soit tenir de la divinité que d’avoir un grand œil au front, et de manger des hommes tout crus.

Lucrèce ne balance pas à dire que la nature a dégénéré (lib. II, v. 1160-62) :

Ipsa dedit dulces fœtus et pabula Iæta
Quæa nunc vix nostro grandescunt aucta labore ;
Conferimusque boves, et vires agricolarum, etc.

La nature languit ; la terre est épuisée ;
L’homme dégénéré, dont la force est usée,
Fatigue un sol ingrat par ses bœufs affaiblis.


L’antiquité est pleine des éloges d’une autre antiquité plus reculée.

  1. Questions sur l’Encyclopédie, première partie, 1770. (B.)