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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome17.djvu/262

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ÂNE.

seul nom qu’il porte nous empêche de détailler cette aventure. Elle doit servir seulement à faire voir combien les métamorphoses étaient à la mode dans presque toute la terre. Les chrétiens qui composèrent cet évangile étaient sans doute de bonne foi. Ils ne voulaient point composer un roman ; ils rapportaient avec simplicité ce qu’ils avaient entendu dire. L’Église, qui rejeta dans la suite cet évangile avec quarante-neuf autres, n’accusa pas les auteurs d’impiété et de prévarication ; ces auteurs obscurs parlaient à la populace selon les préjugés de leur temps. La Chine était peut-être le seul pays exempt de ces superstitions.

L’aventure des compagnons d’Ulysse changés en bêtes par Circé était beaucoup plus ancienne que le dogme de la métempsycose annoncé en Grèce et en Italie par Pythagore.

Sur quoi se fondent les gens qui prétendent qu’il n’y a point d’erreur universelle qui ne soit l’abus de quelque vérité ? Ils disent qu’on n’a vu des charlatans que parce qu’on a vu de vrais médecins, et qu’on n’a cru aux faux prodiges qu’à cause des véritables[1].

Mais avait-on des témoignages certains que des hommes étaient devenus loups, bœufs, ou chevaux, ou ânes ? Cette erreur universelle n’avait donc pour principe que l’amour du merveilleux, et l’inclination naturelle pour la superstition.

Il suffit d’une opinion erronée pour remplir l’univers de fables. Un docteur indien voit que les bêtes ont du sentiment et de la mémoire : il conclut qu’elles ont une âme. Les hommes en ont une aussi. Que devient l’âme de l’homme après sa mort ? que devient l’âme de la bête ? Il faut bien qu’elles logent quelque part. Elles s’en vont dans le premier corps venu qui commence à se former. L’âme d’un brachmane loge dans le corps d’un éléphant, l’âme d’un âne se loge dans le corps d’un petit brachmane. Voilà le dogme de la métempsycose qui s’établit sur un simple raisonnement.

Mais il y a loin de là au dogme de la métamorphose. Ce n’est plus une âme sans logis qui cherche un gîte ; c’est un corps qui est changé en un autre corps, son âme demeurant toujours la même. Or certainement nous n’avons dans la nature aucun exemple d’un pareil tour de gobelets.

Cherchons donc quelle peut être l’origine d’une opinion si extravagante et si générale. Sera-t-il arrivé qu’un père, ayant dit à son fils plongé dans de sales débauches et dans l’ignorance : « Tu es un cochon, un cheval, un âne ; » ensuite l’ayant mis en

  1. Voyez les Remarques sur les pensées de Pascal. (Note de Voltaire.) — (Dans les Mélanges, année 1728.)