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ÂNE.
Les perroquets et vous ont le don de parler.
La nature vous fit des mains industrieuses ;
Mais vous fit-elle, hélas ! des âmes vertueuses ?
Et quel homme en ce point nous pourrait égaler ?
L’homme est plus vil que nous, plus méchant, plus sauvage :
Poltrons ou furieux, dans le crime plongés,
Vous éprouvez toujours ou la crainte ou la rage.
Vous tremblez de mourir, et vous vous égorgez.
Jamais de porc à porc on ne vit d’injustices.
Noire bauge est pour nous le temple de la paix.
Ami, que le bon Dieu me préserve à jamais
De redevenir homme et d’avoir tous tes vices !


Ceci est l’original de la satire de l’homme que fit Boileau, et de la fable des compagnons d’Ulysse, écrite par La Fontaine. Mais il est très-vraisemblable que ni La Fontaine ni Boileau n’avaient entendu parler de l’âne de Machiavel.


DE L’ÂNE DE VÉRONE.


Il faut être vrai, et ne point tromper son lecteur. Je ne sais pas bien positivement si l’âne de Vérone subsiste encore dans toute sa splendeur, parce que je ne l’ai pas vu ; mais les voyageurs qui l’ont vu, il y a quarante ou cinquante ans, s’accordent à dire que ses reliques étaient renfermées dans le ventre d’un âne artificiel fait exprès ; qu’il était sous la garde de quarante moines du couvent de Notre-Dame des Orgues à Vérone, et qu’on le portait en procession deux fois l’an. C’était une des plus anciennes reliques de la ville. La tradition disait que cet âne, ayant porté[1] notre Seigneur dans son entrée à Jérusalem, n’avait plus voulu vivre en cette ville ; qu’il avait marché sur la mer aussi endurcie que sa corne ; qu’il avait pris son chemin par Chypre, Rhodes, Candie, Malte, et la Sicile ; que de là il était venu séjourner à Aquilée ; et qu’enfin il s’établit à Vérone, où il vécut très-longtemps.

Ce qui donna lieu à cette fable, c’est que la plupart des ânes ont une espèce de croix noire sur le dos. Il y eut apparemment quelque vieil âne aux environs de Vérone, chez qui la populace remarqua une plus belle croix qu’à ses confrères : une bonne femme ne manqua pas de dire que c’était celui qui avait

  1. Voyez Misson, tome Ier, pages 101 et 102. (Note de Voltaire.)