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ART DRAMATIQUE.

Ici la Vertu pleure et l’Audace l’opprime ;
L’Innocence à genoux y tend la gorge au Crime ;
La Fortune y domine, et tout y suit son char.
Ce globe infortuné fut formé pour César.
Hâtons-nous de sortir d’une prison funeste.
Je te verrai sans ombre, ô vérité céleste !
Tu te caches de nous dans nos jours de sommeil ;
Cette vie est un songe, et la mort un réveil.

La pièce eut le grand succès que méritaient ses beautés de détail, et que lui assuraient les discordes de l’Angleterre, auxquelles cette tragédie était en plus d’un endroit une allusion très-frappante. Mais la conjoncture de ces allusions étant passée, les vers n’étant que beaux, les maximes n’étant que nobles et justes, et la pièce étant froide, on n’en sentit plus guère que la froideur. Rien n’est plus beau que le second chant de Virgile ; récitez-le sur le théâtre, il ennuiera : il faut des passions, un dialogue vif, de l’action. On revint bientôt aux irrégularités grossières mais attachantes de Shakespeare.

DE LA BONNE TRAGÉDIE FRANÇAISE.

Je laisse là tout ce qui est médiocre ; la foule de nos faibles tragédies effraye ; il y en a près de cent volumes : c’est un magasin énorme d’ennui.

Nos bonnes pièces, ou du moins celles qui, sans être bonnes, ont des scènes excellentes, se réduisent à une vingtaine tout au plus ; mais aussi, j’ose dire que ce petit nombre d’ouvrages admirables est au-dessus de tout ce qu’on a jamais fait en ce genre, sans en excepter Sophocle et Euripide.

C’est une entreprise si difficile d’assembler dans un même lieu des héros de l’antiquité, de les faire parler en vers français, de ne leur faire jamais dire que ce qu’ils ont dû dire, de ne les faire entrer et sortir qu’à propos, de faire verser des larmes pour eux, de leur prêter un langage enchanteur qui ne soit ni ampoulé ni familier, d’être toujours décent et toujours intéressant, qu’un tel ouvrage est un prodige, et qu’il faut s’étonner qu’il y ait en France vingt prodiges de cette espèce.

Parmi ces chefs-d’œuvre, ne faut-il pas donner, sans difficulté, la préférence à ceux qui parlent au cœur sur ceux qui ne parlent qu’à l’esprit ? Quiconque ne veut qu’exciter l’admiration peut faire dire : Voilà qui est beau ; mais il ne fera point verser des