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ART DRAMATIQUE.

larmes. Quatre ou cinq scènes bien raisonnées, fortement pensées, majestueusement écrites, s’attirent une espèce de vénération ; mais c’est un sentiment qui passe vite, et qui laisse l’âme tranquille. Ces morceaux sont de la plus grande beauté, et d’un genre même que les anciens ne connurent jamais : ce n’est pas assez, il faut plus que de la beauté. Il faut se rendre maître du cœur par degrés, l’émouvoir, le déchirer, et joindre à cette magie les règles de la poésie, et toutes celles du théâtre, qui sont presque sans nombre.

Voyons quelle pièce nous pourrions proposer à l’Europe, qui réunît tous ces avantages.

Les critiques ne nous permettront pas de donner Phèdre comme le modèle le plus parfait, quoique le rôle de Phèdre soit d’un bout à l’autre ce qui a jamais été écrit de plus touchant et de mieux travaillé. Ils me répéteront que le rôle de Thésée est trop faible, qu’Hippolyte est trop Français, qu’Aricie est trop peu tragique, que Théramène est trop condamnable de débiter des maximes d’amour à son pupille : tous ces défauts sont, à la vérité, ornés d’une diction si pure et si touchante que je ne les trouve plus des défauts quand je lis la pièce ; mais tâchons d’en trouver une à laquelle on ne puisse faire aucun juste reproche.

Ne sera-ce point l’Iphigénie en Aulide[1] ? Dès le premier vers je

  1. On pourrait peut-être reprocher à cette admirable pièce ces vers d’Agamemnon, qui paraissent trop peu dignes du chef de la Grèce, et trop éloignés des mœurs des temps héroïques :

    Ajoute, tu le peux, que des froideurs d’Achille
    On accuse en secret cette jeune Ériphile,
    Que lui-même captive amena de Lesbos,
    Et qu’auprès de ma fille on garde dans Argos.

    (Acte I, scène i.)

    La jalousie d’Iphigénie, causée par le faux rapport d’Arcas, et qui occupe la moitié du second acte, paraît trop étrangère au sujet et trop peu tragique.

    On pourrait observer aussi que dans une tragédie où un père veut immoler sa fille pour faire changer le vent, à peine aucun des personnages ose s’élever contre cette atroce absurdité. Clytemnestre seule prononce ces deux vers :

    Le ciel, le juste ciel, par le meurtre honoré,
    Du sang de l’innocence est-il donc altéré ?

    (Acte IV, scène iv.)

    Mais ces vers sont encore affaiblis par ce qui les précède et ce qui les suit :

    Un oracle fatal ordonne qu’elle expire :
    Un oracle dit-il tout ce qu’il semble dire ?
    Le ciel, le juste ciel, par le meurtre honoré,
    Du sang de l’innocence est-il donc altéré ?
    Si du crime d’Hélène on punit sa famille,
    Faites chercher à Sparte Hermione sa fille.

    Hermione n’était-elle pas aussi innocente qu’Iphigénie ? Clytemnestre ne pouvait-elle défendre sa fille qu’en proposant d’assassiner sa nièce ? Mais Racine, en condamnant les sacrifices humains, eût craint de manquer de respect à Abraham et à Jephté. Il imita Euripide, dira-t-on ; mais Euripide craignait de s’exposer au sort de Socrate, s’il attaquait les oracles et les sacrifices ordonnés au nom des dieux ; ce n’est point pour se conformer aux mœurs du siècle de la guerre de Troie, c’est pour ménager les préjugés du sien, que l’ami et le disciple de Socrate n’osa mettre dans la bouche d’aucun de ses personnages la juste indignation qu’il portait au fond du cœur contre la fourberie des oracles et le fanatisme sanguinaire des prêtres païens. (K.)