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ART POÉTIQUE.

quelquefois aux modernes sur les anciens, on oserait présumer ici que l’Art poétique de Boileau est supérieur à celui d’Horace. La méthode est certainement une beauté dans un poëme didactique ; Horace n’en a point. Nous ne lui en faisons pas un reproche, puisque son poëme est une épître familière aux Pisons, et non pas un ouvrage régulier comme les Géorgiques ; mais c’est un mérite de plus dans Boileau, mérite dont les philosophes doivent lui tenir compte.

L’Art poétique latin ne parait pas, à beaucoup près, si travaillé que le français. Horace y parle presque toujours sur le ton libre et familier de ses autres épîtres. C’est une extrême justesse dans l’esprit, c’est un goût fin, ce sont des vers heureux et pleins de sel, mais souvent sans liaison, quelquefois destitués d’harmonie ; ce n’est pas l’élégance et la correction de Virgile. L’ouvrage est très-bon, celui de Boileau paraît encore meilleur ; et si vous en exceptez les tragédies de Racine, qui ont le mérite supérieur de traiter les passions et de surmonter toutes les difficultés du théâtre, l’Art poétique de Despréaux est sans contredit le poëme qui fait le plus d’honneur à la langue française.

Il serait triste que les philosophes fussent les ennemis de la poésie. Il faut que la littérature soit comme la maison de Mécène..... est locus unicuique suus.

L’auteur des Lettres persanes, si aisées à faire, et parmi lesquelles il y en a de très-jolies, d’autres très-hardies, d’autres médiocres, d’autres frivoles ; cet auteur, dis-je, très-recommandable d’ailleurs, n’ayant jamais pu faire de vers, quoiqu’il eût de l’imagination et souvent du style, s’en dédommage en disant[1] que « l’on verse le mépris sur la poésie à pleines mains, et que la poésie lyrique est une harmonieuse extravagance, etc. » Et c’est ainsi qu’on cherche souvent à rabaisser les talents auxquels on ne saurait atteindre. Nous ne pouvons y parvenir, dit Montaigne[2] ; vengeons-nous-en par en médire. Mais Montaigne, le devancier et le maître de Montesquieu en imagination et en philosophie, pensait sur la poésie bien différemment.

Si Montesquieu avait eu autant de justice que d’esprit, il aurait senti malgré lui que plusieurs de nos belles odes et de nos bons opéras valent infiniment mieux que les plaisanteries de

  1. Montesquieu (Lettres persanes, cxxxvii) dit : « Voici les lyriques que je méprise autant que j’estime les autres, et qui font de leur art une harmonieuse extravagance. »
  2. Montaigne (Essais, III, 7) dit : « Puisque nous ne la pouvons aveindre, vengeons-nous à en mesdire. »