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BACCHUS.

Tous nos historiens avouent qu’un Clodivic, un Sicambre, subjugua la Gaule avec une poignée de barbares ; les Anglais sont les premiers à dire que les Saxons, les Danois et les Normands, vinrent tour à tour exterminer une partie de leur nation. S’ils ne l’avaient pas avoué, l’Europe entière le crierait. L’univers devait crier de même aux prodiges épouvantables de Moïse, de Josué, de Gédéon, de Samson, et de tant de prophètes : l’univers s’est tu cependant. Ô profondeur ! D’un côté, il est palpable que tout cela est vrai, puisque tout cela se trouve dans la sainte Écriture approuvée par l’Église ; de l’autre, il est incontestable qu’aucun peuple n’en a jamais parlé. Adorons la Providence, et soumettons-nous.

Les Arabes, qui ont toujours aimé le merveilleux, sont probablement les premiers auteurs des fables inventées sur Bacchus, adoptées bientôt et embellies par les Grecs. Mais comment les Arabes et les Grecs auraient-ils puisé chez les Juifs ? On sait que les Hébreux ne communiquèrent leurs livres à personne jusqu’au temps des Ptolémées ; ils regardaient cette communication comme un sacrilège, et Josèphe même, pour justifier cette obstination à cacher le Pentateuque au reste de la terre, dit, comme on l’a déjà remarqué[1], que Dieu avait puni tous les étrangers qui avaient osé parler des histoires juives. Si on l’en croit, l’historien Théopompe, ayant eu seulement dessein de faire mention d’eux dans son ouvrage, devint fou pendant trente jours ; et le poëte tragique Théodecte devint aveugle pour avoir fait prononcer le nom des Juifs dans une de ses tragédies. Voilà les excuses que Flavius Josèphe donne dans sa réponse à Apion de ce que l’histoire juive a été si longtemps inconnue.

Ces livres étaient d’une si prodigieuse rareté qu’on n’en trouva qu’un seul exemplaire sous le roi Josias ; et cet exemplaire encore avait été longtemps oublié dans le fond d’un coffre, au rapport de Saphan, scribe du pontife Helcias, qui le porta au roi.

Cette aventure arriva, selon le quatrième livre des Rois, six cent vingt-quatre ans avant notre ère vulgaire, quatre cents ans après Homère, et dans les temps les plus florissants de la Grèce. Les Grecs savaient alors à peine qu’il y eût des Hébreux au monde. La captivité des Juifs à Babylone augmenta encore leur ignorance de leurs propres livres. Il fallut qu’Esdras les restaurât au bout de soixante et dix ans, et il y avait déjà plus de cinq cents ans que la fable de Bacchus courait toute la Grèce.

  1. Voyez tome XI, page 144 ; ci-dessus l’article Apocryphes, et dans les Mélanges, année 1769, le chapitre xiv de Dieu et les Hommes.