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BACON (ROGER)


BACON (ROGER).[1]


Vous croyez que Roger Bacon, ce fameux moine du xiiie siècle, était un très-grand homme, et qu’il avait la vraie science, parce qu’il fut persécuté et condamné dans Rome à la prison par des ignorants. C’est un grand préjugé en sa faveur, je l’avoue ; mais n’arrive-t-il pas tous les jours que des charlatans condamnent gravement d’autres charlatans, et que des fous font payer l’amende à d’autres fous ? Ce monde-ci a été longtemps semblable aux petites-maisons, dans lesquelles celui qui se croit le Père éternel anathématise celui qui se croit le Saint-Esprit ; et ces aventures ne sont pas même aujourd’hui extrêmement rares.

Parmi les choses qui le rendirent recommandable, il faut premièrement compter sa prison, ensuite la noble hardiesse avec laquelle il dit que tous les livres d’Aristote n’étaient bons qu’à brûler ; et cela dans un temps où les scolastiques respectaient Aristote, beaucoup plus que les jansénistes ne respectent saint Augustin. Cependant Roger Bacon a-t-il fait quelque chose de mieux que la Poétique, la Rhétorique, et la Logique d’Aristote ? Ces trois ouvrages immortels prouvent assurément qu’Aristote était un très-grand et très-beau génie, pénétrant, profond, méthodique, et qu’il n’était mauvais physicien que parce qu’il était impossible de fouiller dans les carrières de la physique lorsqu’on manquait d’instruments.

Roger Bacon, dans son meilleur ouvrage, où il traite de la lumière et de la vision, s’exprime-t-il beaucoup plus clairement qu’Aristote quand il dit : « La lumière fait par voie de multiplication son espèce lumineuse, et cette action est appelée univoque et conforme à l’agent ; il y a une autre multiplication équivoque, par laquelle la lumière engendre la chaleur, et la chaleur la putréfaction » ?

Ce Roger d’ailleurs vous dit qu’on peut prolonger sa vie avec du sperma ceti, et de l’aloès, et de la chair de dragon, mais qu’on peut se rendre immortel avec la pierre philosophale. Vous pensez bien qu’avec ces beaux secrets il possédait encore tous ceux de l’astrologie judiciaire sans exception : aussi assure-t-il bien positivement, dans son Opus majus, que la tête de l’homme est soumise aux influences du bélier, son cou à celles du taureau, et ses

  1. Ce morceau parut en 1748 dans le tome VI de l’édition des Œuvres de Voltaire, publiée à Dresde chez Walther. (B.)